ABSTRACT Title of Dissertation: LE TEXTE ÈZILIPHONIQUE: ‘PENSER LA VOIX’ DANS LA FICTION DE ROMANCIÈRES HAÏTIENNES CONTEMPORAINES: LA DANSE SUR LE VOLCAN DE MARIE VIEUX-CHAUVET, LE LIVRE D’EMMA DE MARIE-CÉLIE AGNANT ET FADO DE KETTLY MARS Cae Joseph-Masséna, Doctor of Philosophy, 2019 Dissertation directed by: Professor Valerie K. Orlando, Department of French & Italian, and Yolaine Parisot, Department of Comparative and Francophone Literary Studies at University Paris-Est Cette dissertation examine les romans de trois auteures haïtiennes contemporaines : La Danse sur le volcan de Marie Vieux-Chauvet, Le Livre d’Emma de Marie-Célie Agnant et Fado de Kettly Mars. Dans chacun des romans assemblés dans ce corpus, ma recherche révèle que la narration est organisée autour d’un processus vocal spécifique associé à la métamorphose mystérieuse de la protagoniste principale. Au travers d’une approche critique de la voix, j’envisage ces métamorphoses provoquées par des processus vocaux comme des métamorphoses vocales. En appliquant une grille théorique issue de l’épistémologie vodou, de la critique littéraire et des études sur la voix, je fais l’hypothèse que ces métamorphoses vocales sont une forme de mobilisation narrative des spécificités vocales de la divinité vodou Ezili. Je conceptualise donc les textes de ce corpus comme des textes èziliphoniques. Je forme l’adjectif èziliphonique à partir de la conjonction du nom propre Ezili et du mot « phonique » qui fait référence à la voix ou au son de la parole. Je fais l’hypothèse qu’en mettant l’accent sur la voix et la vocalité comme centrales dans la subjectivité des femmes diasporiques au sein de leurs textes èziliphoniques, les auteures développent des modalités centrées sur la voix et croisées à leurs expériences genrées qui leur permettent de questionner, subvertir et transgresser les compréhensions restreintes de l’humain au sein de leurs contre-récits. This dissertation focuses on three novels by contemporary Haitian women writers: Marie Vieux-Chauvet’s Dance on the Volcano, Marie-Célie Agnant’s The Book of Emma, and Kettly Mars’s Fado. In each of the novels I have assembled, the narrative is organized around a vocal process that causes the main protagonists to undergo a mysterious metamorphosis. I envision these metamorphoses derived from vocal processes as vocal metamorphoses. I draw on vodou epistemology, literary criticism, and Voice studies to argue that these vocal metamorphoses correspond to previously overlooked forms of mobilization of the feminine vodou deity Ezili’s vocal specificities on behalf of these authors. This leads me to conceptualize these texts as eziliphonic texts. I form the adjective “eziliphonic” with a conjunction of the proper name “Ezili” and the adjective “phonic” which means voice or speech sound. I argue that by centering voice and vocality as the nexus of diasporic Black women’s subjectivity within their eziliphonic texts, the authors develop gender-specific and vocality-centric modalities that ultimately allow them to question, subvert, and transcend narrow understandings of the human through their counter-narratives. LE TEXTE ÈZILIPHONIQUE: ‘PENSER LA VOIX’ DANS LA FICTION DE ROMANCIÈRES HAÏTIENNES CONTEMPORAINES: LA DANSE SUR LE VOLCAN DE MARIE VIEUX-CHAUVET, LE LIVRE D’EMMA DE MARIE- CÉLIE AGNANT ET FADO DE KETTLY MARS by Cae Joseph-Masséna Dissertation submitted to the Faculty of the Graduate School of the University of Maryland, College Park, in partial fulfillment of the requirements for the degree of Doctor of Philosophy 2019 Advisory Committee: Professor Valerie K. Orlando, Chair Professor Yolaine Parisot, Chair Professor Caroline Eades, Committee member Professor Romuald Fonkoua, Committee member Professor Cécile Accilien, Committee member Professor Evelyne Lloze, Committee member Professor Françoise Simasotchi-Brones, Committee member Professor Leslie Felbain, Dean’s Representative © Copyright by Cae Joseph-Masséna 2019 ii Dedication À Priscille et Denise… ….de leurs voix à mes traits. iii Acknowledgements Je tiens à remercier les personnes suivantes qui ont toutes joué un rôle important dans le processus d’écriture de cette dissertation. Je remercie mes co-directrices de thèse Valérie K. Orlando et Yolaine Parisot ainsi que tou/tes les membres de mon comité de soutenance : Caroline Eades, Romuald Fonkoua, Cécile Accilien, Evelyne Lloze, Françoise Simasotchi-Bronès et Leslie Felbain. Je remercie tou/tes les professeur/es à University of Maryland avec qui j’ai eu l’opportunité de travailler. Dans le département de français je remercie plus particulièrement dont Mercedes Baillargeon, Carol Mossman, Mary Ellen Scullen et Andrea Frisch ainsi que Lauretta Clough, Erica Cefalo et Hannah Wegmann. Je remercie également tout particulièrement Alexis Lothian, Ivan Ramos, Ashwini Tambe, Michele Rowley et Lamonda Horton Stallings du département de Women’s Studies, Ana Patricia Rodrigues du département d’Espagnol ainsi que Merle Collins du département d’anglais. Tous mes remerciements à Frida Ekotto. Je remercie tout particulièrement mes partenaires d’écriture Cara Snyder, Hagar Attia et Norrell Edwards ainsi que Donte McGuire. J’exprime en particulier tout ma gratitude à ma relectrice de la dernière heure et collègue Charlee Redman-Bezilla ainsi que mes collègues Jillian Bruns, Morgan McMahon, Catherine Favier, Léandra Cormier, Liz Robinson, Callan Roten, Francesca Roth, Julie Ledon, Alex Joensen et Nathan Dize. Je remercie tous mes collègues dans d’autres institutions qui m’ont également soutenue dans ce processus : Vanessa Agard-Jones, Jasmine Claude Narcisse, Nathalie Batraville, Maxime Foester, Amanda Phillips, Lucille Toth, Gregory Pierrot, Kaiama Glover, Régine Jean-Charles, Edwin Hill et Tolani Britton. iv Enfin, je remercie de tout cœur ceux/celles qui me supportent au quotidien, ma mère Sylvie Guiguen-Aleza, Marlon Moore, Stève Puig et Angela Pittman. Je remercie les membres de mes familles Denise Massari, Yves Japy, Yves Joseph- Masséna, André Joseph-Masséna et Athanase Aleza mais aussi Emilie Guiguen et Coline Berland, François Guiguen, Véronique Boige et Valérie Boige ainsi que ma grand-mère haïtienne Priscille et la famille que je n’ai pas connue. Je remercie enfin mes amies très chères Khady Cissé, Kristen Cibelli-Hibben, Sabine Pakora, Habiba Schultz, Ferricia Fatia, Silex et Eli, Sandrine Goldsmith, Nawo Crawford, Hawa Traoré et Saba Aïd. v Table of Contents Dedication ..................................................................................................................... ii Acknowledgements ..................................................................................................... iii Table of Contents .......................................................................................................... v Introduction ................................................................................................................... 1 1. Méthodologie et approche conceptuelle : Praxis féministe afro-sonore & texte èziliphonique ............................................................................................................. 2 1.1 : Pertinence d’une approche critique de la voix pour une analyse du corpus littéraire caribéen et haïtien ................................................................................... 4 1.2 : Intermédialité et textualisation ...................................................................... 6 1.3 : Praxis-Féministe Afro-Sonore ....................................................................... 8 1.4 : Poétique de la voix et métamorphoses vocales dans le corpus réuni et argument central .................................................................................................. 10 1.5 : Études èziliennes et « texte èziliphonique » ................................................ 13 1.6 : Étrangeté de la voix dans le système discursif èzilien et les études sur la voix ...................................................................................................................... 36 1.7 : De l’étrangeté de la voix aux spécificités vocales et sonores d’Ezili .......... 39 1.8 : Questionner nos appartenances : implications esthétiques et éthiques du texte èziliphonique ............................................................................................... 62 2. Contextualisation des textes du corpus ................................................................ 65 2.1 : Marie-Vieux Chauvet : Génération de l’occupation, Génération de 46, Haïti littéraire ................................................................................................................ 68 2.2 : La Danse sur le volcan ................................................................................ 70 2.3 : Kettly Mars et Marie-Célie Agnant : Écrivain/es haïtien/nes, 1990–2010 . 71 2.4 : Le Livre d’Emma ......................................................................................... 75 2.5 : Fado ............................................................................................................. 76 2.6 : Pratiques vocales et musicales et écritures .................................................. 78 2.7 : Un corpus féministe, de quels féminismes se réclament ces auteures ? ...... 81 Chapitre 1 : Troubles dans la voix ............................................................................... 83 1. Les « bruits du texte » èziliphonique : paysages sonores et points de voix de l’incipit .................................................................................................................... 86 1.1 : « Des affinités sonores » au « bruits du texte » ........................................... 86 1.2 : Paysage sonore colonial : les dissonances des « intimités monstrueuses » dans l’incipit de La Danse sur le volcan ............................................................. 90 1.3 : Les blues du bleu : ostinato du bleu et le « Passage du Milieu » dans l’incipit du Le Livre d’Emma .............................................................................. 96 1.4 : La complainte ressassée de la voix dans l’incipit de Fado ......................... 99 2. « À la voix, à la mort », voix assassinées : voix/voies des violences des femmes comme modes de déstabilisation du féminin ......................................................... 104 2.1 : Troubles vocaux et violence dans la fiction des auteures haïtiennes ........ 104 2.2 : « Cette rage avait enflammé sa gorge et éteint sa voix » : Aphonie, torture glottophage et ressassements meurtriers : La voix noire émancipatrice mutilée marquante dans La Danse sur le volcan ............................................................ 110 vi 2.3 : « Sometimes I feel like a motherless child » : Cris, « substances phoniques », maternités impossibles et tropes infanticides ............................... 120 Chapter 2: Doubles dans la voix: les polyvocalités du sujet féminin littéraire haïtien : opacités vocales, schizophrénie littéraire, passing vocal et figures èziliennes du double ........................................................................................................................ 146 1.1: Opacités vocales et surdités dans Le Livre d’Emma ...................................... 147 1.2 : Schizophrénies littéraires ? Du spiralisme au texte èziliphonique ................ 151 1.3 : Du mimétisme vocal au passing vocal de Minette : figuration de ligne de couleur sonore dans La Danse sur le volcan ......................................................... 160 1.4 : Le Livre d’Emma : de « Tout ce Bleu » à « All Blues », du passing vocal de Flore à la théâtralité bluesistique d’Emma ............................................................ 181 1.5 : Dédoublements èziliphoniques d’Anaïse/Frida et passing vocal inversé dans Fado ....................................................................................................................... 193 Chapter 3: Trans-corpor(é)alités de la voix ............................................................... 204 1. Renégociations des espaces spatiaux et temporels « en terrain diabolique »: géographies spéculatives du sujet diasporique féminin et transcorporalités vocalisées ............................................................................................................... 216 1.1 : Les déambulations vocalo-spéculatives de Minette dans le Saint-Domingue prérévolutionnaire .............................................................................................. 220 1.2 : Les spatialités de l’exil, déambulations temporelles et vocales et insularités psychiques d’Emma/Flore ................................................................................. 224 1.3 : Spatialités du corps féminin dans Fado .................................................... 227 2. Modes de libérations / guérisons sonores noires dans le texte èziliphonique ... 230 2.1 : Minette : « Guérir la Nation » ? ................................................................ 230 2.2 : Emma/Flore et le plaisir du cri .................................................................. 234 2.3 : Anaïse/Frida entre pouvoir de l’érotisme et désir de justice homicide ..... 237 Conclusion : L’« Ad-Libitum » du texte èziliphonique : entre incorporations vocales transcendantes et zombifications ............................................................................... 244 Bibliography .............................................................................................................. 251 1 Introduction Her thetic breath is blowing A thousand words upon my lips In empty hearted hours I feel her pounding in my chest Till I quiet down Giving me shelter Giving me shelter Shelter, from the bottom of the sea Giving me shelter Giving me shelter Shelter, from the bottom of the sea Her borders are the unknown That I can taste in the silver smoked Raindrops that she cries When quiet down unfolds She’s shaping copper places For dreams untold Giving me shelter Giving me shelter Shelter, from the bottom of the sea She’s sweeping all my fears away and watches over, over Cae, « Shelter from the Storm », Daughter of the Dust, 2010 Les algorithmes des réseaux sociaux qui scandent les anniversaires de nos expériences passées sont parfois bienvenus. Alors que je suis plongée depuis plusieurs mois dans l’écriture d’une exploration du vocal dans les textes de trois auteures haïtiennes contemporaines, et que, comme je n’en finissais pas de découvrir ses traces dans les textes, celle-ci est devenue, presque malgré moi, une exploration du lwa Ezili, je me trouve nez à nez avec l’évidence de sa présence dans ma vie, dans mon imaginaire et 2 dans ma voix avant même que j’aie eu conscience de son existence. J’ai fait la rencontre du réalisateur qui fait cette interview impromptue dans une de ces soirées ésotériques dont Los Angeles a le secret, au programme ce soir de septembre 2013, me rappelle Facebook, soul food vegane, libération des chakras et open-mic conscient. A cette occasion j’ai amené ma guitare. Le réalisateur qui me parle de son travail sur les diasporas noires me demande de jouer une chanson pour lui. Il veut filmer avec sa caméra qu’il a sur lui. On sort pour échapper au bruit et, là, sur le trottoir de Los Angeles, on filme ce moment que j’avais complètement oublié. Le son est loin d’être optimal, et le jeu de guitare un peu approximatif, mais quelque six ans plus tard, c’est une sensation étrange que de trouver Ezili, la chaleur de ses larmes, la majesté de sa protection, la force de sa créativité révérée dans chaque mot d’une chanson que j’ai écrite il y a plus de dix ans. 1. Méthodologie et approche conceptuelle : Praxis féministe afro-sonore & texte èziliphonique Ce projet s’inscrit dans une tradition de recherche féministe qui remet en question l’utilisation du pronom « nous » dans les travaux scientifiques et l’impératif de neutralité, d’objectivité qu’il suppose. Il s’inspire en particulier de la théorie du point de vue développée par Patricia Hill Collins qui dans Black Feminist Thought insiste sur l’importance de mettre en lumière sa propre positionnalité en tant que chercheur/ses au sein même du travail de recherche, et de souligner les modes d’inclusions de la sphère personnelle qui interviennent dans toute approche critique, là où ceux-ci sont 3 couramment niés et invisibilisés dans les institutions de production du savoir.1 En ce sens, mon projet est celui d’une « double-voix » (« double/voiced, » à la fois académique et intime, au sens où l’entend la critique littéraire haïtienne Myriam Chancy, dans la mesure où il incorpore des « résonances autobiographiques » d’un point de vue méthodologique pour articuler des problématiques vécues liées au genre à la race et à la classe .2 Dans cette étude, l’utilisation du pronom « je » et la mise en lumière de mes biais subjectifs comme participant de mon approche critique permettent la mise en lumière d’un « point de voix » académique et le pronom « je » s’impose d’un point de vue méthodologique. Au moment où je l’ai écrite, la chanson « Shelter from the Storm » que j’ai retranscrite en exergue de cette introduction ne faisait pas directement référence à Ezili. À l’époque j’avais dédié cette chanson à Léonora Miano en particulier car elle m’avait été inspirée par le personnage féminin de Tels des astres éteints, Anandla, et sa quête d’une spiritualité afro-centrée qui passe par sa redécouverte et vénération d’une déesse. Pourtant, la genèse de la chanson que j’ai incluse en incipit reflète mon approche artistique dans sa globalité. À l’époque de cette vidéo qui précède mon entrée dans le monde académique, au sein de mes pratiques artistiques individuelles et collectives, je pensais mes performances comme des tapisseries vocales éphémères. Je tissais ces matières vocales à partir de voix féministes afro-diasporiques telles qu’Audre Lorde et Maryse Condé, Abbey Lincoln et Tracy Chapman. Autant d’auteures et d’artistes dont les 1 Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment (London: Routledge, 2000). 2 Myriam Chancy, Framing Silence: Revolutionary Novels by Haitian Women (Rutgers: Rutgers University Press, 1997), 7. 4 contributions constituaient des fils textuels vitaux dans ma vie de femme noire lesbienne, artiste, et actrice culturelle. Je suis passée d’une démarche d’auteure compositrice interprète investie dans le champ littéraire à une recherche académique à une pratique de critique littéraire particulièrement influencée par le champ des Voice Studies ou Études sur la Voix. 1.1 : Pertinence d’une approche critique de la voix pour une analyse du corpus littéraire caribéen et haïtien De nouvelles perspectives critiques ont adopté des perspectives intermédiales3 pour explorer la question de la mobilisation des épistémologies et modes de figuration vodou dans la littérature haïtienne. Une place importante a été donnée à la mise en lien de la textualisation4 de l’imaginaire vodou avec les multiples dimensions du visuel avec raison. En effet, comme le montre Yolaine Parisot dans Regards littéraires haïtiens : cristallisations de la fiction-monde, la question de la spécularité dans la littérature haïtienne, qui puise notamment dans les multiples dimensions spéculaires de l’imaginaire vodou, est primordiale. Cependant, et plus généralement, l’attention portée à la visualité dans le corpus littéraire caribéen, et plus largement dans les études littéraires, est à contextualiser dans le cadre de la surdétermination des approches critiques centrées sur le visuel. Pour Jacques Derrida, dont l’approche déconstructiviste est basée sur une critique de la voix, la surdétermination de la métaphore visuelle, telle que celle de l’opacité dans 3 Une approche intermédiale est une approche conceptuelle pluridisciplinaire s’intéressant aux relations et interactions entre des différents médias et arts. Le terme est approfondi dans la prochaine section. 4 Le processus de textualisation est le processus de mise en texte. Le terme est lui aussi approfondi dans la section suivante de cette introduction. 5 les études postcoloniales, se fait au détriment d’autres modes de perception du sensible et reflète un biais épistémologique qu’il est important de déconstruire. Mon approche s’inscrit donc dans cette perspective, et s’appuie en particulier sur trois éléments principaux émanant principalement du corpus littéraire caribéen et haïtien lui-même. Elle s’appuie premièrement sur la surdétermination du vocal et du sonore dans les cultures afro-diasporiques comme le montrent les travaux de Alexander Weheliye, inspiré notamment par la pensée de Sylvia Wynter, sur la subjectivité sonore afro-diasporique.5 Deuxièmement, et comme conséquence du premier élément, mon approche s’appuie sur la centralité des modes de représentation du vocal et du sonore dans le corpus littéraire afro-diasporique en général, et haïtien en particulier, relativement peu analysée dans le chant critique littéraire francophone. Là où il existe une multitude de travaux basés sur une critique de la voix analysant le corpus littéraire Africain-Américain dans le champ des Black Literary Studies, ces perspectives sont encore rares dans les études littéraires portant sur le corpus littéraire afro-diasporique francophone.6 En effet, bien que les théorisations sur l’oralité, oraliture, créolité et créolisation participent d’une pensée de la voix, elles s’en distinguent également au sens où elles n’incluent pas la voix ou le sonore comme catégorie critique et font l’économie du bagage théorique des études sur le son ou sur la voix. Le troisième élément sur lequel je m’appuie est le fait que, malgré les représentations véhiculées autour du vodou, et notamment sur le phénomène mal compris 5 Alexander G. Weheliye, « ‘I Am I Be’: The Subject of Sonic Afro-Modernity », Boundary 2, vol. 30, no. 2, 2003, pp. 97–114. 6 Parmi les rares travaux adoptant de telles perspectives est l’ouvrage Black Soundscapes White Stages: The Meaning of Francophone Sound in the Black Atlantic (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2013), où le critique littéraire Edwin Hill adopte une perspective critique tirée des Études sur le son et sur la musique populaire noire pour son analyse du corpus littéraire et culturel et musical de l’atlantique noire francophone. 6 de « possession » dans la « transe » vodou, cette pratique spirituelle repose de manière centrale sur la vocalité. Comme le montrent en particulier les travaux de Krista White,7 Rebecca Sager,8 et Elizabeth McAlister,9 la voix, et l’apprentissage vocal et musical, est au centre de la pratique spirituelle du vodou ou du « service des dieux ». Avec ce projet, je fais donc l’argument que, au même titre que la spécularité qui est un élément important de l’épistémologie vodou, et dont Yolaine Parisot démontre qu’elle se trouve textualisée dans le corpus littéraire haïtien, la vocalité au cœur des pratiques spirituelles du vodou, plus souvent oubliée et moins bien comprise, se trouve elle aussi textualisée au sein du corpus littéraire haïtien en général, mais plus particulièrement dans les textes d’auteures haïtiennes au sein de ce que je conceptualise comme le texte èziliphonique. 1.2 : Intermédialité et textualisation J’évoque ce moment car il fait retour sur une quête amorcée, dans ma pratique vocale et artistique dans la continuité de laquelle j’envisage ce projet. Avec ce projet, je mets en lumière un processus similaire à celui d’incorporation du littéraire dans le sonore qui était le mien en tant que musicienne. Là où en effet, en tant qu’artiste, ma musique rendait compte de l’incorporation de modes de signification venus du corpus littéraire constitué par les écrivaines de la diaspora noire, dans ce projet, je me propose de retracer 7 Krista White, « Espousing Ezili: Images of a Lwa, Reflections of the Haitian Woman », Journal of Haitian Studies, vol. 5/6, 1999–2000, pp. 62–79. 8 Rebecca, D. Sager, « My Song is My Bond: Haitian Vodou Singing and the Transformation of Being », The World of Music, vol. 51, no. 2, 2009, pp. 91–118. 9 Elizabeth A. McAlister, Rara!: Vodou, Power, and Performance in Haiti and Its Diaspora (Berkeley: University of California Press, 2002). 7 la manière dont les cultures sonores, vocales et musicales figurent dans les textes des écrivaines haïtiennes. Ce projet tente donc de cerner la manière dont ces auteures mobilisent le sonore, et le vocal, et le rôle que ceux-ci jouent au sein de leurs œuvres. Mon travail en tant qu’auteure compositrice se situait donc déjà dans une intermédialité affirmée, pour faire référence au champ disciplinaire qui apparaît à la fin des années 80 et théorisé en particulier par le hollandais Jurgen Ernst Müller. Au cœur de ma méthodologie pour cette dissertation se trouve une approche intermédiale, qui pense la co-constitutivité du littéraire et du musical au sein des productions culturelles Afro- diasporiques. « Cette discipline éminemment pluridisciplinaire a pour sujet les différentes interactions entre des médias distincts à l’intérieur d’une œuvre et met l’accent sur le contexte historico-social dans lequel une œuvre apparaît. »10 En ce sens, ce projet met l’accent sur le processus même de textualisation que la linguiste Catherine Détrie, inspirée en particulier par Benveniste et la théorie de l’énonciation, définit de la manière suivante: « processus de production de la matérialité textuelle nommée texte ».11 Détrie s’appuie sur la théorie de l’énonciation pour avancer que « l’interaction entre le scripteur et le lecteur s’inscrit en acte énonciatif, acte les engageant mutuellement en tant que co- 10 Le théoricien du cinéma André Gaudreault définit l'intermédialité comme suit : « L'intermédialité est, dans une acception minimaliste, ce concept qui permet de désigner le processus de transfèrement et de migration, entre les médias, de formes et de contenus, [...] norme à laquelle toute proposition médiatisée est susceptible de devoir une partie de sa configuration ». Bien que cette discipline ait surgi en relation avec le corpus cinématographique, elle examine aujourd’hui de multiples formes de productions culturelles dont les relations entre littératures et monde sonore et musical comme le montre la revue Intermédialités. Histoire et théories des arts, des lettres et des techniques / Intermediality : History and Theory of the Arts créée en 2003 par Eric Mechoulian de l’Université de Montréal. 11 Catherine Détrie, « Textualisation et (re)conditionnement énonciatif », Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF '08, edited by J. Durand, B. Habert, B. Laks (Paris, 2008, Institut de Linguistique Française Linguistique du texte et de l’écrit, stylistique), 1331. 8 énonciateurs ».12 Détrie montre que cette relation de co-énonciation apparaît dans les différents modes de textualisation que l’auteure définit comme « la façon dont la relation intersubjective entre les coénnonciateures s’inscrit dans le format d’énonciation du texte ».13 1.3 : Praxis-Féministe Afro-Sonore Ma démarche met donc en lumière un aspect spécifique des modes de textualisation partagés par les auteures haïtiennes réunies dans ce corpus. Il met en lumière ces auteures en tant que scriptrices dont les modes de textualisation entretiennent un lien particulier avec le monde sonore et vocal. En effet, comme le propose Alexander Weheliye, confrontant le primat du langage dans la constitution du sujet, le monde sonore occupe une place privilégiée dans la constitution du sujet afro-diasporique.14 De la même façon, comme le propose Daphne Brooks, la question des paradigmes de la vocalité tels que les femmes noires en font l’expérience semble prépondérante dans l’œuvre littéraire des écrivaines Afro-Américaines.15 En ce sens, il s’interroge en particulier sur les modes de textualisation des auteures haïtiennes en ce qu’ils rendent compte de l’imaginaire vaudou et du monde sonore en particulier. Bien que la trajectoire soit différente, ce projet relève d’une même quête que celle amorcée dans mon approche musicale. C’est une quête tout autant identitaire que politique, tout autant esthétique que sensorielle et 12 Catherine Détrie, « Textualisation et (re)conditionnement énonciatif », 1331. 13 Catherine Détrie, « Textualisation et (re)conditionnement énonciatif », 1331. 14 Alexander G. Weheliye, « ‘i Am I Be’: The Subject of Sonic Afro-Modernity », 97. 15 Daphne Brooks, « Afro-Sonic Feminist Praxis », 204. 9 existentielle qui s’outille ici d’une langue académique pour sonder et révéler les modes d’expression et les contributions intellectuelles à la fois littéraires et artistiques des auteures issues des mondes afro-diasporiques. Dans une discussion au sujet de l’espace social du son publiée dans le journal Theater Survey, Daphne Brooks et la musicienne et universitaire Roshanak Kheshti mènent une réflexion sur le rôle que le monde sonore a joué dans leur recherche. Kheshti y définit le rôle du son et de la musique dans son approche théorique de la manière suivante : J'ai fini par réaliser que considérer le son au travers d'une généalogie critique des théories féministes et des théories de la race, vous oblige à dépasser la question du son en tant qu'objet et à penser le son comme un outil théorique ou herméneutique pour comprendre l'inégalité, le racisme, les formations genrées, le désir, le plaisir. I've come to realize that considering sound through the critical genealogy of feminist or race theory forces you to move beyond sound as an object and to think of sound instead as an analytic or a hermeneutical tool for understanding inequality, racism, gender formation, desire, pleasure. Given that this has been my trajectory, I see the use of sound as a political project and analytical means to understanding the social worlds I study in my work.16 L'approche décrite par Kheshti fait écho à l’approche théorique et méthodologique employée dans ce projet, que je définis en tant que musicienne et que chercheuse comme une praxis féministe afro-sonore ou « Afro-sonic feminist praxis » dans les termes de 16 Daphne Brooks and Roshanak Kheshti, « The Social Space of Sound » (Theatre Survey, vol. 52, no. 2, 2011, pp. 329–334, doi:10.1017/S004055741100041X), 330. 10 Daphne Brooks. Dans son article du même nom, l'auteure conceptualise ce qu'elle désigne comme la praxis féministe afro-sonore. Elle exemplifie son concept au moyen de son étude de la chanson « Four Women » de Nina Simone et de la pièce de l’écrivaine Adrienne Kennedy intitulée Funnyhouse of a Negro. L’approche de Brooks permet d’appréhender deux éléments à la fois. D’une part, l'impensé de l'importance symbolique de la vocalité des femmes noires dans le canon à la fois littéraire musical et critique, et d'autre part la mise en relation entre subjectivité, représentation et vocalité pour ce qui est du sujet féminin diasporique. Brooks ne se contente pas d'articuler la question de ce que pourrait être la portée critique d'une féminité noire envisagée par le prisme de la vocalité, mais propose également les bases d’éléments critiques qui peuvent permettre de penser la signification sonore du sujet féminin diasporique. Inspiré par l’approche de Brooks, mon travail généralement parlant s’intéresse aux mobilisations littéraires des mondes sonores vocaux, rituels et musicaux au sein des textes littéraires des femmes de la diaspora noire. Plus spécifiquement, dans le projet que je développe ici, j’examine le rapport entre les représentations littéraires de la voix et la déesse vodou féminine Ezili dans trois romans d’auteures haïtiennes contemporaines. 1.4 : Poétique de la voix et métamorphoses vocales dans le corpus réuni et argument central Ce projet résulte directement de l’influence du champ des études de la voix sur mon approche du texte littéraire et en particulier sur les considérations de Serge Martin sur ce que permet la mise en pratique d’une poétique de la voix dans la critique littéraire. Martin met en lien la pensée de Walter Benjamin et la mise en valeur de l’importance de 11 racontage, en tant que passage d’expériences de vie au travers du vocal, et celle-là de poétique de la Relation d'Édouard Glissant pour proposer de reconfigurer l’approche du littéraire au sein d’une poétique de la voix qu’il définit dans un entretien récent avec les éditions de l’Harmattan17 dans le cadre de la promotion de son livre Voix et relation : une poétique de l'art littéraire où tout se rattache18: J’entends par poétique de la voix l’intérêt que le lecteur peut porter en littérature tout simplement à la voix. Mais la voix, pas seulement la voix de de l’auteur-e, pas seulement la voix qui peut répondre, celle du lecteur, qui répondrait à l’auteur mais celle qui passe d’une certaine façon de l’auteur au lecteur, ou d’une certaine façon celle qui passe du narrateur à celui qui écoute l’histoire, c’est à dire cette voix qui est dans l’écriture, dans la lecture, et qui est un passage d’expérience, qui est un passage de vie, de mode de vie, de mode d’entendre, de mode de voir, de suivre le monde, de le comprendre, c’est cette voix qui dans le fond fait l’expérience littéraire, d’où contrairement à beaucoup d’habitudes scolaires, apprises très tôt, d’abord, dès que littérature, l’importance de s’intéresser à l’expérience vocale. Comment appréhender ces textes grâce à une poétique de la voix telle qu’envisagée par Martin ? Peut-être faut-il suivre une piste, la piste de cet intérêt pour le vocal, pour l’expérience de vie que livrent ses textes. La poétique de la voix de Martin est une orientation réflexive, qui pousse à penser l’affect vocal dans la lecture, dans l’écriture. À 17 https://www.youtube.com/watch?v=jPl8Kd9_Knc&t=55s 18 Serge Martin, Voix et relation : Une poétique de l'art littéraire où tout se rattache (Paris : Marie Delarbre, collection « Théories », 2017). 12 penser le texte littéraire en tant que point de vue réflexif ou comme le propose Martin, en tant que « point de voix ». C’est donc cette attention particulière portée à la poétique de la voix dont rendent compte les textes littéraires et ma pratique féministe afro-sonore qui m’ont alertée face à des phénomènes de métamorphoses paradoxales, déroutantes et souvent inquiétantes, toutes liés à un processus vocal particulier, dans trois romans écrits par des auteures haïtiennes. Ainsi dans La Danse sur le volcan, roman qui retrace la métamorphose vocale de la chanteuse Minette et le passing vocal qu’elle opère, la figuration de la voix est d’abord le lieu d’un conflit irrésolu entre désir de blancheur, symbolisé par sa maîtrise de l’art lyrique français, et haine meurtrière des colons typique des récits de passing. Mais par la suite, Marie Vieux-Chauvet s’écarte complètement de l’historiographie liée à Minette. Celle-ci abandonne ainsi la scène théâtrale pour incorporer la voix politique de son mentor, le révolutionnaire Joseph Ogé dont la langue a été coupée en représailles de ses activités anti-esclavagistes au sein d’une métamorphose vocale spectaculaire. Dans Le Livre d’Emma, si au début du récit, la lectrice peut avoir l’impression que l’intrigue va reposer sur l’infanticide qu’a commis le personnage principal, Emma, le récit est comme pris en otage par une dynamique paradoxale autour de la parole qui s’installe entre Emma et son interprète Flore. À mesure qu’Emma se dit à Flore, cette dernière semble se défaire, se vider de sa substance identitaire sous les yeux de la lectrice et le questionnement autour du geste d’Emma devient presque secondaire jusqu’à la fin du roman où la métamorphose a atteint son paroxysme et où Flore est effectivement devenue Emma. Enfin dans Fado, la lectrice est mise devant le fait accompli d’une métamorphose vocale sous forme de dédoublement. Anaïse, bourgeoise divorcée qui a une relation 13 sexuelle passionnée avec son ex-mari Léo, écoute de manière obsessionnelle la voix d’Amalia Rodrigues et quand, le roman commence, est déjà en train de devenir Frida, prostituée dans un bordel de Port au Prince, amoureuse du proxénète Bony. Si à la fin du roman, Frida/Anaïse tuent Léo et Bony, le texte met davantage l’accent sur la métamorphose d’Anaïse/Frida que sur les motivations et circonstances des meurtres qui apparaissent comme secondaires. Mon argument central est que ces métamorphoses vocales aussi impressionnantes qu’inexpliquées, correspondent à un mode de figuration littéraire collectif de la part des auteures haïtiennes qui n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune recherche. Je fais en effet l’hypothèse que ces métamorphoses vocales sont le fait de mobilisations littéraires de la figure féminine vaudou Ezili, et plus spécifiquement des spécificités vocales ou phoniques de la déesse, au sein des textes littéraires des auteures haïtiennes contemporaines. 1.5 : Études èziliennes et « texte èziliphonique » 1.5.1 : Vodou Dans ses remarques sur le vaudou haïtien, Lizabeth Paravisini-Gebert19 décrit ce système religieux qui est, comme l’auteure le rappelle, « l’un des moins bien compris et des plus calomniés » comme « une religion des Amériques dérivée de l’Afrique » (« an African-derived religion of the Americas »). Les populations d’africain/es en situation 19 Margarite Fernández Olmos and Lizabeth Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean: An Introduction from Vodou and Santería to Obeah and Espiritismo, 2nd ed. (New York: New York University Press, 2011), 117. 14 d’esclavage provenaient d’une grande diversité de groupes ethniques. Le vodou haïtien naît dans le contexte d’un système esclavagiste plantationnaire particulièrement meurtrier ou l’espérance de vie des esclaves ne dépasse pas 4 ans après leur arrivée à Saint- Domingue et où le pouvoir esclavagiste interdit et réprime les cultures africaines et impose le catholicisme. Pour Lizabeth Paravisini-Gebert, le résultat de ces tensions est le vodou haïtien. Le terme vodou signifie « esprit » ou « énergie sacrée » dans le groupe de langues Adja-Tado parlées en Aarada. Le terme a donc été amené en Haïti depuis les côtes de l’Afrique de l’ouest au plus fort de la traite esclavagiste du 18ème siècle. L’auteure rappelle que le vodou est organisé autour d’un panthéon d’esprits ou lwas où l’on trouve des fusions de divinités africaines et créoles mais également les esprits des ancêtres déifiés et des manifestations syncrétiques de la foi catholique. Il existe selon l’auteure une relation de réciprocité entre lwas et dévot/es. Les lwas prodiguent des conseils, offrent leur aide et procurent leur protection aux dévot/es qui portent les couleurs du lwa qu’elles/ils servent, à qui ils/elles font des offrandes, et pour qui ils/elles font tous les sacrifices nécessaires.20 Dans leurs travaux sur le vodou haïtien mis en relation avec le système législatif haïtien qui a souvent prescrit les campagnes antisuperstitieuses visant cette religion, l’historienne Kate Ramsey21 et Colin Dayan22 rappellent que le terme vodou constitue en lui-même un paradoxe. S’il est souvent utilisé par les membres extérieurs au vodou pour faire référence à ce système religieux le plus souvent en des termes exotisants et 20 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 117. 21 Kate Ramsay, The Spirits and the Law: Vodou and Power in Haiti (Chicago: University of Chicago Press, 2011), 6. 22 Colin Dayan, Haiti, History, and the Gods (Berkeley: University of California Press, 1995), xviii. 15 péjoratifs, les dévot/es n’utilisent pas ce terme, et font plutôt référence à l’expression « servir les dieux » ou « servir les lwas ». Ce paradoxe est représentatif d’un paradoxe plus large concernant le vodou. Celui-ci est à la fois reconnu comme un élément fondamental et volontiers mobilisé par les politiques haïtien/nes comme étrangers pour installer et renforcer leur pouvoir politique, mais également calomnié et envisagé comme la cause de tous les maux d'Haïti, et de ce fait utilisé comme prétexte à un interventionnisme brutal de la part des États-Unis en particulier. C’est grâce à la cérémonie vodou en particulier que les lwas communiquent avec les individus et la congrégation présente. À cette occasion, la dévot/e qui est « monté/e » par le lwa devient son véhicule comme le rappelle l’auteure. La communication avec la congrégation se fait sous forme de mots mais aussi de danse stylisée et devient une occasion pour une forme de guérison collective. Historiquement, comme le rappelle, Paravisini-Gebert le vodou est associé en particulier aux douze années de soulèvement des esclaves qui ont donné lieu à la libération et à la naissance d’Haïti (1791–1803).23 La cérémonie du bois Caïman en particulier représente la consolidation de cette association entre la libération noire et le vodou haïtien. Désormais libérée des pressions de l’église jusqu’au retour du concordat en 1860,24 la pratique du vodou haïtien se développe tout au long du 19ème siècle pour constituer la religion haïtienne principale bien que le catholicisme subsiste. « Il n’y a pas de centre liturgique qui fasse autorité dans le vodou » rappelle l’auteure.25 Dans Sacred 23 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 118. 24 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 119. 25 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 118. 16 Arts of Haitian Vodou,26 Donald Cosentino rappelle que s’agissant de cette pratique religieuse, il faut toujours préciser « de quel vodou il s’agit ». En effet, les pratiques, bien qu’elles partagent quelques principes fondamentaux et rites communs, acquièrent également des différences marquées selon les régions d’Haiti, les lakous27 et leur hounfo (temple), dévot/es (hounsi) et hougan ou manbo.28 Avec le retour du concordat commence une série de campagnes anti-superstitieuses qui visent le vodou et ses dévot/es.29 1.5.2 : Ezili Les esprits Ezili occupent une place privilégiée dans le vaudou haïtien. Ces divinités sont originaires du Bénin. Comme l’explique la critique littéraire haïtianiste Omise’eke Natahsa Tinsley et l’historienne Lisa Ze Winters,30 les lwas Ezilis sont à l’origine des divinités masculines au Bénin. Cependant après le passage du milieu, ces 26 Donald Cosentino, Sacred Arts of Haitian Vodou (Los Angeles: UCLA Fowler Museum of Cultural History, 1995), 59. 27 Le site des études haïtiennes de Duke University comprend une définition pertinente du terme lakou: Le lakou représente l’intersection entre la terre, la famille étendue et la spiritualité. Géographiquement parlant, le lakou inclue la propriété fermière de la famille étendue, les habitations individuelles, et le lieu de culte communautaire. Au centre du péristyle, ou sanctuaire, se trouve l’arbre mapou, considéré comme le lien, le Poteau mitan, entre le monde des esprits et la terre. Le vodou, qui est à la fois une religion et une manière de vivre, est inextricablement lié à l’identité haïtienne et à la structure du lakou. https://sites.duke.edu/lawandhousinginhaiti/historical-background/lakou-model/religious-life-in-the-lakou/. 28 Une hounsi est une dévote acceptée à un hounfo. Celles qui ne sont pas initiées et donc en charge des tâches les plus basiques sont appelé/es hounsis bossales et deviennent hounsis canzo après initiation. Seul un petit nombre d’initié-es deviennent prêtresses (manbo). 29 1896, 1913 et 1941 sont des années marquantes en termes de campagnes anti-superstitieuses. Les temples sont détruits, et les dévot/es qui admettent leur pratique du vodou sont massacré/es. 30 Lisa Ze Winters, Mulatta Concubine: Terror, Intimacy, Freedom, and Desire in the Black Transatlantic (Athens: University of Georgia Press, 2018). 17 esprits refont surface à Saint-Domingue sous la forme de divinités féminines dans le vaudou haïtien. À ce sujet, Winters cite Guérin Montilus : L'île distante de Agonve au lac Azili à la frontière sud entre le Dahomey et le Nigeria a envoyé en Haiti leur vodun masculin Azili, le propriétaire et créateur mythique du Lac. Le vodun Azili a probablement migré au travers d’une branche de Agonlinu à Quidah dans l’ancien temps. Le vodun Azili est devenu la belle femme mulâtresse Ezili-Fweda, d’après le nom précédent de Ouidah. The Remote island of Agonve in Azili lake at the southern border between Dahomeyand Nigeria, sent to Haiti their male vodun Azili, the mythical landlord and generator of this lake. The vodun Azili probably migrated through a branch of Angonlinu at Quidah in ancient time. Vodun Azili became the beautiful mulatto woman Ezili-Fweda, called after the former name of Ouidah.31 Là où Tinsley32 voit dans cette conversion de genre une propriété fondamentale des esprits Ezili à défier et convertir les normes genrées, pour l’historienne Lisa Ze Winters, cette transformation est caractéristique du trauma lié à la traite esclavagiste et au processus de « ungendering » qu’il provoque, faisant ainsi le lien avec ce concept devenu central dans les études postcoloniales et décoloniales féministes, grâce aux écrits de 31 Montilus Guérin, and National Black Catholic Clergy Caucus, Dompim: The Spirituality of African Peoples (Winston-Derek, 1989), 77. 32 Omise’eke Natasha Tinsley, Ezili’s Mirrors: Imagining Black Queer Genders (Durham: Duke University Press, 2018). 18 Saidiya Hartman33 et Hortense Spillers34 sur les survivances de l’esclavage et de ces assujettissements. À ce sujet, Winters déclare : Comme l’a clairement montré une tradition féministe noire instructive l’« ungendering » est constitutif du trauma de l’assujettissement de la femme noire et de sa subjectivité. Dans sa persistance et transformation, Ezili dans toutes ses incarnations, y compris celle de la maitresse mulâtresse issue de l’élite, suggère une histoire d’origine provient dans la diaspora. As an instructive tradition of black feminist work has made clear, ungendering is constitutive of the trauma of the black female subjection and subjectivity. In her persistence and transformation then, Ezili in all her incarnations, including that of the elite mulatta mistress, suggests an origin story grounded in diaspora.35 Malgré leur conversion genrée, les esprits Ezili restent des esprits aquatiques comme le rappellent Winters et Omise’eke Natasha Tinsley : « [Les Ezilis] sont associés aux mers, rivières, cascades, ruisseaux, sources et autres corps aquatiques d’eau fraiche ou salée » (« [The Ezilis] are associated with seas, rivers, waterfalls, springs, and other bodies of fresh and saltwater in Haiti »).36 Comme cette citation le rappelle, il existe plusieurs itérations des lwas èzili dans le vodou haïtien, Ezili Freda, Ezili Dantò et Lasirenn. 33 Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (New York: Oxford University Press, 1997). 34 Hortense J. Spillers, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book », Diacritics, vol. 17, no. 2, 1987, p. 64. 35 Winters, Mulatta Concubine, 36–37. 36 Tinsley, Ezili’s Mirrors. 19 Cependant, deux d’entre elles sont celles qui apparaissent principalement dans les œuvres réunies. Il s’agit tout d’abord d’Ezili Freda, la « mulâtresse » séduisante amoureuse éternelle et particulièrement éprise des belles toilettes et parfums, et Ezili Dano, la mère célibataire, passionnée et protectrice de ses « enfants ». Paravisini-Gebert affirme que cette dernière est sans aucun doute « l’une des plus aimée de tous lwas ». Comme Osun, elle est souvent désignée comme la déesse de l’amour et est connue pour être une grande séductrice. Alfred Métraux la décrit comme « sensuelle et extravagante ». Le vévé qui lui est associé représente un cœur percé d’une épée ou d’un couteau et évoque à la fois la passion et l’amour déçu. Paravisini-Gebert rappelle que tous les hounfos ou temples ont un coin réservé à Ezili Freda, ce qui n’est pas le cas d’autres lwas. Ceux et celles qui la vénèrent lui offrent parfums, bijoux et dentelle qui sont tous gardés sur l’autel qui lui est désigné, avec sa cuvette, sa serviette, son peigne et son rouge à lèvres. Les couleurs d’Ezili Freda sont le blanc et le rose. Selon Paravisini-Gebert, ce lwa est aussi amatrice de boissons sucrées, bananes frites dans le sucre et cigarettes légères. « Ezili Freda appartient au rite Rada du Dahomey. (…) Elle est malheureuse en amour et est souvent représentée par le chromolite de la Mater Dolorosa. »37 Ezili est associée à la notion de classe supérieure, et d’aspiration à l’ascension sociale, mais également, à la notion de liberté par rapport à la condition d’esclave. En termes de classe, elle est donc diamétralement opposée à Ezili Dantò. Ezili Dantò, déesse passionnée à la peau noire, mère célibataire et défenderesse intrépide de ses enfants, elle est en effet particulièrement associée à la paysannerie et au travail 37 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 130. 20 manuel.38 Dantò est associée en particulier au soulèvement des esclaves et au combat pour la libération noire. Elle n’est pas mariée et est souvent associée au lesbianisme. Elle a une fille prénommée Anaïs à qui elle est très dévouée. Ezili Dantò est représentée avec des cicatrices sur la joue dont il est dit qu’elles sont des conséquences des rivalités entre les lwas Ezili Dantò et Ezili Freda. Mais d’autres sources attribuent ces cicatrices au rôle qu’a joué Dantò dans la révolution. Krista White affirme par exemple : les vaudouisants pensent qu’Ezili Dantò a participé à la révolution, de la même façon que les Amazones du roi du Dahomey, auxquelles Dantò est associée, ont mené des raids contre les ennemis du roi. Le rôle de l’esprit dans la révolution était plus celui d’une matrone ; protéger « ses enfants », les exclaves d’Haïti, et laisser s’exprimer sa colère contre les oppresseurs. On dit que les deux cicatrices sur la joue de la Mater Salvatoris viennent de la révolution. Vodou practitioners believe that Ezili Dantò participated in the revolution just as the Amazons of the king of Dahomey led raids against the king’s enemies. The role of the spirit in the revolution was more that of a matron, to protect « her children » the slaves of Haiti, and let loose of her anger at the oppressors. The two scars on the cheek of the Mater Salvatoris are said to be battle scars from the revolution.39 38 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 130 ; Krista White, « Espousing Ezili : Images of a Lwa, Reflections of the Haitian Woman », Journal of Haitian Studies, vol. 5–6, 1999, pp. 62–79, 66. 39 White, « Espousing Ezili », 67. 21 Paravisini-Gebert rappelle Dantò a un alter ego également dans le rite Petwo40 qui est Ezili-ze-rouj, la vengeresse qui porte un couteau. Les offrandes à Ezili incluent des parfums, du clairin et du rhum, du porc frit et des Camels sans filtre. En tant que mère, elle n’est pas représentée par la mater dolorosa qui est réservée à Freda, mais plutôt à la madonne avec enfants, la dame de Mont Carmel ou les Madonnes noires comme la Mater Salvatoris. Pour Paravisini-Gebert, cela s’explique par le fait qu’Ezili Dantò est associée à une classe sociale plus humble qu’Ezili Freda, en particulier à la paysannerie.41 Cependant comme le rappelle Krista White dans ses réflexions sur le lien entre l’iconographie des Dantò et Freda : « Au cours du XXe siècle, la place des femmes haïtiennes au sein de la société est devenue plus fluide, et les associations rigides entre Ezili Freda et les classes supérieures et Ezili Dantò et la paysannerie sont devenus moins pertinentes » (« However, as the 20th century progressed, the place of Haiti’s women became more fluid, and so the strict association between Ezili Freda and the upper classes and Ezili Dantò and the lower classes became less apt »).42 Si la rigidité des associations faites au sujet de ces esprits tend à s’estomper, il reste que l’opposition de classe liée en partie à la pigmentocratie toujours en vigueur en Haïti comme dans tant d’autres sociétés 40 There are more than 1,000 lwa in Vodou, and they are grouped in 17 pantheons (nanchon). The Rada and Petwo pantheons are arguably the most important, in terms of both size and the role played by Rada and Petwo lwa in Vodou, and, in fact, many of the other groups have been integrated into the Rada and the Petwo pantheons. This fusion underscores the difficulty one may face when adhering to too strict a classification, as there are constant overlaps between the different pantheons of lwa. Moreover, the same lwa may appear as Rada and as Petwo. What seems to distinguish the Rada pantheon from the Petwo pantheon is, above all, the general character, attitude, or persona of the lwa. Rada lwa are often associated with a peaceful demeanor and benevolent attitude, although they may also turn out to be quite vindictive if displeased or offended. In contrast, Petwo lwa are commonly thought of as forceful, aggressive, and dangerous. Yet they may also be protective of the living and quite generous. 41 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 119. 42 White, « Espousing Ezili », 73. 22 « post »-coloniales, est reflétée dans l’opposition Ezili Dantò et Ezili Freda et dans les conflits qui leur sont attribués. Ezili Freda et Ezili Dantò et leurs mythologies mouvantes sont représentatives des réalités politiques à la fois changeantes et immuables qui contextualisent les expériences vécues par les femmes haïtiennes.43 Cela explique pourquoi Ezili Dantò et Ezili Freda sont à la fois irréconciliables sont inséparables. 1.5.3 : Etudes èziliennes La réflexion sur la relation entre l’imaginaire vodou et le corpus littéraire haïtien est loin d’être nouvelle. Dès 1978, dans l’ouvrage critique dédié au corpus littéraire haïtien intitulé L’Image comme écho,44 Maximilien Laroche fait le rapport entre l’imaginaire vodou et la construction du sujet littéraire haïtien, dans un ouvrage qu’il préface par une chant populaire dédié à Ezili. On retrouve une approche similaire dans les ouvrages datés de la même époque de Léon François Hoffman ou Jean Michael Dash.45 Cependant, cette étude s’inspire plus spécifiquement d’une généalogie de travaux qui conjuguent les apports de l’anthropologie vodou centrée sur Ezili avec une approche critique féministe postcoloniale. Ce sont par exemple les travaux de la romancière et ethnologue Zora Neale Hurston qui entre 1928 et 1929 conduit des recherches en Haïti 43 White, « Espousing Ezili », 69. 44 Maximilien Laroche, L'image comme écho : essais sur la littérature et la culture haïtiennes (Montréal : Éditions Nouvelle Optique, 1978). 45 J. Michael Dash, Literature and Ideology in Haiti, 1915–1961 (Totowa, NJ: Barnes & Noble Books, 1981) ; Leon François Hoffman, Le Nègre romantique (Paris: Payot, 1973). 23 qui portent notamment sur Ezili.46 Pendant ce que certain/es désignent comme « l’âge d’or d’Haïti » entre 1940 et 1950, ce sont également les travaux de l’anthropologue, danseuse et chorégraphe Kathryn Dunham qui travaille en collaboration avec l'anthropologue Melville Herkowitz. Sa disciple, la cinéaste, chorégraphe et auteure Maya Deren réalise le désormais canonique Divine Horsemen et écrit l’ouvrage du même nom qui accorde une place prépondérante à Ezili.47 Inspirées par leurs travaux, dans les années quatre-vingt-dix, Colin Dayan48 et Vévé Clark formalisent cette approche dans le champ de la critique littéraire du corpus haïtien. Dans son ouvrage désormais incontournable dans les études haïtiennes intitulé Haiti, History, and the Gods,49 Colin Dayan consacre plusieurs chapitres à l’importance d’Ezili sur le plan de l'épistémologie vodou mais également sur le plan littéraire, notamment dans l’œuvre des auteures haïtiennes Marie Vieux-Chauvet et Edwige Danticat. Dans sa contribution à la collection tout aussi primordiale dans le champ des études sur les femmes noires et caribéennes intitulée Out of the Kumbla: Caribbean Women and Literature et éditée par Carole Boyce Davies et Elene Fido,50 Vévé Clark évoque l’importance d’Ezili dans son article « Developing Diaspora Literacy and Marasa Consciousness ». Colin Dayan et Vévé 46 Zora Neale Hurston and Henry Louis Gates, Tell My Horse: Voodoo and Life in Haiti and Jamaica (New York: Harper Perennial, 2009). 47 Maya Deren, et al., dir. Divine Horsemen : The Living Gods of Haiti (Mystic Fire Video, 2005). 48 Dans cette étude, Prof. Dayan auteure de Haiti, History, and the Gods, apparaît avec le prénom qu’elle a choisi pour elle-même. 49 Colin Dayan, Haiti, History, and the Gods ; Dayan, « Erzulie: A Women’s History of Haiti », Erzulie: A Women’s History of Haiti, vol. 25, no. 2, 1994, pp. 5–31. 50 Vévé A. Clark, « Developing Diaspora Literacy and Marasa Consciousness », Out of the Kumbla. Caribbean Women and Literature, ed. Carole Boyce-Davies et Elaine Savory Fido (Trenton, NJ: Africa World Press Inc., 1990). 24 Clark sont issues de champs disciplinaires distincts. Colin Dayan est historienne, spécialiste des institutions judiciaires, et Vévé Clark est spécialiste et biographe de Kathryn Dunham et intervient dans le champ des études diasporiques et des études sur la danse. Malgré ces différences disciplinaires, toutes deux appuient leur recherche sur le croisement des apports de l’anthropologie vodou avec ceux du Black Feminism. Pendant que Dayan s'inspire tout particulièrement de Deren et Hurston, Vévé Clark cite en particulier Barbara Christian et Sylvia Wynter. Toutes deux s’intéressent tout particulièrement aux potentialités épistémologiques de la figure d’Ezili dont Dayan constate avec d’autres qu’elle est la plus « textualisée » des divinités vodou. Par cette expression, l’auteure signifie que parmi les nombreuses divinités vodou, également appelées « lwa », ou « mystères », c’est le plus souvent la figure plurielle d’Ezili qui dépasse le cadre des pratiques religieuses vodou. Ainsi, de nombreux/ses auteur/es de fiction la font apparaître dans leurs textes. On pense par exemple à l’œuvre d’Edwige Danticat51 ou à On Beauty de Zadie Smith.52 Dès lors, leurs textes peuvent être envisagées comme des textualisations d’Ezili comme le propose Dayan. Bien que la remarque de Dayan fasse référence au littéraire, c’est également souvent celles des figures vodou qui apparaît dans les chansons populaires ou les pratiques culturelles diasporiques ou encore dans le corpus cinématographique haïtien, depuis Divine Horsemen de Maya Deren à Royal Bonbon53 de Charles Najman, en passant par Des 51 Gwen Bergner, « Danticat’s Vodou Vernacular of Women’s Human Rights », American Literary History, vol. 29, no. 3, 2017, pp. 521–545, https://doi.org/10.1093/alh/ajx021. 52 Nicole King, « Creolisation and On Beauty: Form, Character and the Goddess Erzulie », Women: A Cultural Review, vol. 20, no. 3, 2009, pp. 262–276. https://doi.org/10.1080/09574040903285719. 53 Charlie Najman, et al., dir., Royal Bonbon (Malavida Films, 2004). 25 hommes et des dieux de Anne Lescot et Laurence Magloire.54 Vévé Clark a non seulement théorisé ce qu’elle a désigné comme la conscience « Marasa » (« Marasa consciousness ») qui selon elle se déploie dans les textes littéraires caribéens, ainsi que le concept de « diaspora literacy » ou « compétence/lettrisme diasporique », mais a formé une génération d’universitaires à cette pratique comme le montre cette remarque de Tinsley dans son article précédent et sa récente monographie sur Ezili : « Depuis que Vévé Clark m’a initiée aux complexités d’Ezili quand j’étais en premier cycle universitaire il y a presque vingt ans, elle est devenue une figure importante au travers de laquelle j’envisage à présent les genres Caribéens » (« Since VéVé Clark introduced me to Ezili's complexities when I was an undergraduate almost twenty years ago, she has been an important figure through which I have come to understand Caribbean genders »).55 L’approche de Vévé Clark et Colin Dayan prend au sérieux la proposition de Barbara Christian détaillée dès 1988 dans son « The Race for Theory »56 devenu une référence importante dans les Black Women Studies (Etudes sur les femmes noires). Dans cet article, Christian remet en question ce qu’elle analyse comme le tournant vers une suprématie du théorique dans les études littéraires, où les critiques appliquent des grilles théoriques pré-formatées au corpus littéraire diasporique, et où l’obsolescence de ces grilles théoriques crée les conditions parfaites d’une « course pour la théorie », où la 54 Anne Lescot, et al., dir., Of Men and Gods: Des Hommes et des dieux (Documentary Educational Resources, Distributor, 2002). 55 Omise’eke Natasha Tinsley, « Songs for Ezili: Vodou Epistemologies of (Trans) Gender », Feminist Studies, vol. 37, no. 2, 2011, pp. 417–36, ici 417–18. 56 Barbara Christian, « The Race for Theory », Feminist Studies, vol. 14, no. 1, 1988, p. 67. 26 question des spécificités des textes littéraires afro-diasporiques est ignorée. Elle propose, plutôt que de plaquer des théories externes, de donner à entendre la théorisation qui selon elle, est déjà inclue dans les textes littéraires des femmes noires en particulier, en expliquant : Les personnes de couleur on toujours théorisé - mais d’une façon distincte de la logique abstraite occidentale. Et j’ai tendance à dire que nous théorisons (et j’utilise ici intentionnellement la forme verbale plutôt que nominale) grâce à des formes narratives, des récits que nous créons, dans les dictons et les proverbes, dans le jeu langagier, parce que nous préférons aux idées fixes les idées dynamiques. For people of color have always theorized - but in forms quite different from the Western form of abstract logic. And I am inclined to say that our theorizing (and I intentionally use the verb rather than the noun) is often in narrative forms, in the stories we create, in riddles and proverbs, in the play with language, because dynamic rather than fixed ideas seem more to our liking.57 A la suite de Dayan et de Clark, je m’inspire des remarques de Christian et base mon approche méthodologique sur les textes littéraires eux-mêmes pour mettre en forme le concept du texte èziliphonique. Mais mon approche est également influencée par l’ouvrage Pedagogies of Crossing: Meditations on Feminism, Sexual Politics, Memory, and the Sacred par M. Jacqui Alexander. Dans cet ouvrage particulièrement important 57 Christian, « The Race for Theory », 69. 27 dans les études èziliennes, Alexander appelle ses lectrices/lecteurs à considérer ce que pourrait signifier : de dépasser une compréhension dominante des pratiques spirituelles africaines (diasporiques) en tant que mode de rétention culturelle ou de survie, et de s’emparer plutôt de la signification du spirituel en tant qu’épistémologie, c’est à dire, mettre à jour les codes organisationnels, symboles et termes utilisés par les peuples Bantu-Congo ont utilisé pour comprendre le monde. to move beyond the more dominant understanding of African spiritual practice as cultural retention and survival, to get inside the meaning of the spiritual as epistemological, that is, to pry open the terms, symbols, and organizational codes that the Bantu-Kongo people used to make sense of the world.58 Parmi les universitaires formé/es ou fortement influencé/es par Vévé Clark on trouve Omise’eke Natasha Tinsley qui vient de faire paraître Ezili’s Mirrors: Imagining Black Queer Genders, sans doute la première monographie qui interroge la question des sexualités LGBT dans les cultures noires depuis une approche èzilienne en analysant une grande diversité de productions culturelles diasporiques. Dans cet ouvrage Tinsley s’intéresse en particulier au caractère èzilien des imaginations queer caribéennes de la part des personnes qui se réclament du féminin. Tinsley analyse ces textualisations èziliennes au sein des productions culturelles, spirituelles, littéraires, musicales, visuelles ou sexuelles des personnes qui se réclament du féminin dans la performance de leur 58 M. Jacqui Alexander, Pedagogies of Crossing: Meditations on Feminism, Sexual Politics, Memory, and the Sacred (Durham: Duke University Press, 2006), 293. 28 identité de genre, qu’elles soient cis ou trans. L’historienne Lisa Ze Winters, également formée par Clark, conduit quant à elle son étude de la figure de la « Mulâtresse Concubine » aux 18ème et 19eme siècles en utilisant une épistémologie èzilienne. Dans cet ouvrage, Winters démontre la centralité de la figure de la « mulâtresse concubine libre » dans la construction des identités diasporiques racialisées et dans la création des cultures diasporiques elles-mêmes. Winters s’appuie sur plusieurs types de documents d’archives des 18ème et 19èmes siècles et sur des récits fictionnels du 20ème siècle pour révéler comment le trope de sa séduction et de sa disponibilité sexuelle associées à la mulâtresse concubine cache l’importance symbolique de ces femmes pour les personnes affranchies libres mais aussi pour celles en situation d’esclavage. L’un des points essentiels de l'argument de Winters est que ce trope trouve son origine à la fois dans les communautés formées par des femmes telles que les signares au Sénégal, les mulattas de Nouvelle Orléans ou les « mulâtresses » de Saint-Domingue, mais aussi dans la figure divine d’Ezili, une dualité qui pour Winters explique l’ubiquité qui caractérise ce trope : « J’insiste pour dire qu’au centre de la signification de la mulâtresse concubine libre dans l’Atlantique Noire, se trouve sa double manifestation en tant qu’actrice historique et que déesse Africaine diasporique » (« I insist that central to the free(d) mulatta concubine’s significance in the black Atlantic is her dual manifestation as both a historical actor and an African diasporic goddess »).59 Pourtant, tou/tes les chercheu/ses se réclamant d’une approche « Black feminist » ou féministe (post)coloniale pour penser le littéraire haïtien n’approuvent pas l’adoption d’une approche critique basée sur Ezili ou sur toute autre divinité vodou féminine. Pour 59 Winters, Mulatta Concubine, 3. 29 Myriam Chancy ces approches ne font qu’invisibiliser et marginaliser les expériences des femmes haïtiennes et perpétuer ce que l’auteure désigne comme la « mythologisation des femmes haïtiennes » qui contextualise et prescrit l’invisibilisation de leurs expériences : La plupart des analyses qui s'intéressent à la représentation des femmes haïtiennes tendent à établir un rapport étroit entre ces dernières et la déesse vaudou Erzulie. Cette instance suggère que les images des femmes dans la culture populaire n'ont pas été explorées de manière satisfaisante. Les allusions à Erzulie ne font que perpétuer la marginalisation des femmes haïtiennes, à mon avis, puisque, en tant que déesse, elle occupe le champ spirituel et reste largement inaccessible. Most literary analyses dealing with representations of women in Haitian literature insist on narrowly linking this image to that of the vodou goddess Erzulie. This insistence suggests that images of women in popular culture have not been explored fully. Allusions to Erzulie only perpetuate the marginalization of Haitian women, in my opinion, since, as goddess, she occupies a spiritual realm and remains largely inaccessible.60 L'auteure critique les comparaisons entre les femmes haïtiennes à la déesse Erzulie. Elle suggère qu’il est préférables de les comparer à des figures littéraires telles que la figure de la femme marabout tout en soulignant les assignations tout aussi limitantes que cette figure a pu susciter. Chancy rappelle que cette figure de la femme marabout qui est devenue incontournable depuis la chanson populaire d’Oswald Durand intitulée « Choucoune » écrite en 1883 dans laquelle Durand insiste sur les attributs physiques 60 Chancy, Framing Silence, 14. 30 distinctifs de la femme marabout, qui incluent « sa beauté saisissante, sa peau sombre, et ses longs cheveux raides Arawak ».61 Les critiques de Chancy sont pertinentes. Il est important de penser la question de la mise en avant d’une telle figure, si celle-ci tend à se faire au détriment de la nécessité en soi difficilement atteignable de rendre compte des expériences vécues des femmes haïtiennes dans leurs multiplicités. Il est aussi important de signaler que la critique de Chancy date de 1997 et semble, bien qu'elle ne le spécifie pas, s'adresser aux travaux de Colin Dayan et peut être avant elle, ceux de Zora Neale Hurston ou encore de Maya Deren. La question de l’hégémonie des chercheu/ses américain/es et/ou blanc/hes dans les études haïtiennes et les études Africaines et ses diasporas reste entière. Une forme indéniable d’impérialisme est perpétuée là aussi, comme le montre le récent mouvement intellectuel contre les études décoloniales dans l’hexagone.62 Deux éléments paraissent importants à considérer face à la critique de Chancy. Premièrement l’exemple sur lequel elle s’appuie pour dénoncer la question de la mythologisation des femmes haïtiennes est paradoxale, puisque s’il n’est pas tiré d’une divinité vaudou, il exemplifie également l’un des modes de mythologisation des femmes haïtiennes et d’invisibilisation de leurs expériences qui cette fois est perpétuée par la littérature elle-même. Au sujet du poème de Durand et de la figure marabout, Marie-José N’Zengou-Tayo rappelle qu’elle s’inscrit dans une forme de mythologisation des femmes particulièrement restrictives sous la plume d’auteurs masculins dans la longue histoire de 61 Chancy, Framing Silence, 14. 62 Voir l’article « Le ‘decolonialisme’, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels ». Le Point, 4 décembre 2018, https://www.lepoint.fr/politique/le-decolonialisme-une-strategie-hegemonique-l-appel-de- 80-intellectuels-28-11-2018-2275104_20.php. 31 la littérature haïtienne. Pour N’Zengou-Tayo la représentation littéraire mythologisante des femmes commence avec le premier roman haïtien publié en 1859 par Emeric Bergeot intitulé Stella, où la protagoniste du même nom est l’une des premières d’une longue liste de protagonistes féminines à incarner la liberté. Cependant, si le poème de Durand a la particularité de célébrer la femme noire paysanne pour la première fois dans la littérature haïtienne, il s’agit également d’un portrait qui pour N’Zengou-Tayo correspond à un mélange idéalisé des beautés de types africains et européens, un idéal en soi problématique.63 N’Zengou-Tayo contextualise sa remarque concernant la mythologisation des femmes haïtiennes dans le champ littéraire en rappelant que dès 1900, aux côtés de l’archétype de la jeune ingénue et de la femme mariée respectable, apparaît le personnage de la bourgeoise métisse obsédée par l’ascension sociale et par le mariage à un étranger blanc, en particulier dans la littérature de Fernand Hibbert entre 1905 et 1923. N’Zengou-Tayo rappelle qu’à partir de 1915 en particulier, dans la littérature haïtienne, celles-ci deviennent un symbole politique articulé au moyen de plusieurs archétypes tels que la paysanne noire marabout d’un côté et de l’autre la mulâtresse de milieux aisés prête à faire des compromis avec l’occupant. Régine Latortue montre quant à elle que, dans la littérature haïtienne de l’époque, la figure marabout devient un paradigme de force et de résilience à idéaliser, souvent associé à un vocabulaire de la faune et de la flore du paysage haïtien.64 En d’autres termes, la figure invoquée par Chancy est elle-même une forme d’idéalisation et de mythologisation qui 63 Marie-José N’Zengou-Tayo, « “Fanm se poto mitan”: Haitian Woman, the Pillar of Society » (Feminist Review, no. 59, Summer 1998, pp. 118–42), 133. 64 Regine Latortue, « Le Discours de la nature : la femme noire dans la littérature haïtienne », Notre Librairie, Caraïbes : Afrique et imaginaire littéraire, no. 73, janvier-mars 1984, pp. 65–69. 32 porte préjudice aux femmes haïtiennes dans leur diversité. Ce personnage idéalisé d’une femme noire paysanne associé à la terre, à la liberté et à l’Afrique, souvent muette, décrite presque exclusivement en termes de beauté physique, est également extrêmement présente dans la poésie de la négritude. Quant au personnage de la bourgeoise métisse obsédée par l’ascension sociale, pour N’Zengou-Tayo, ce sont bien les romanciers qui ont fait de la femme bourgeoise haïtienne assoiffée d’ascension un mythe à part entière, visible nettement dans des œuvres telles que Les arbres musiciens par Jacques Stephen Alexis publié en 1957. N’Zengou-Tayo explique qu’on aurait tort d’associer ce type d’archétype uniquement aux auteurs masculins haïtiens, puisque ceux-ci sont également mobilisés dans la littérature des femmes haïtiennes bien qu’ils y soient souvent renégociés. Le deuxième élément de réponse que j’apporte à la critique par ailleurs tout à fait pertinente de Chancy est que malgré les réserves de Chancy, les études èziliennes tendent à considérer que non seulement ces esprits ne sont pas vénérés, textualisés, ou étudiés au détriment de la question des réalités des femmes haïtiennes, mais que, ces esprits et leurs mythologies sont intimement liés aux expériences vécues par les femmes haïtiennes. Krista White considère que « les Ezilis en particulier disent énormément sur le sujet, par ailleurs négligé d’un point de vue universitaire, des femmes haïtiennes et de leur engagement dans les combats politiques nationaux » (« The Ezilis in particular reveal a great deal on the academically much neglected subject of Haitian women and their involvement in the political struggles of a nation »).65 65 White, « Espousing Ezili », 63. 33 Dans Haiti, History and the Gods paru en 1995, Colin Dayan, qui a joué et joue toujours un rôle central dans le champ des études èziliennes, soulève elle-même la question problématique de la mythologisation des femmes haïtiennes perpétuée dans un contexte d’invisibilisation des expériences vécues des femmes haïtiennes au profit de leur mythologisation dans le récit national : Qu’est-il réellement arrivé aux femmes noires pendant les révolutions haïtiennes répétées, alors qu’elles étaient mythologisées hors de la vie et transformées en légendes ? Il est troublant de reconnaitre que leur hyperbolisation nécessaire pour que les mythes se renforcent mutuellement ne fait pas qu’effacer les femmes, mais nous empêche de nous tourner vers leurs vies réelles. What happened to actual black women during Haiti’s repeated revolutions, as they were mythologized by men, metaphorized out of life into legends? It is unsettling to recognize that the hyperbolization necessary for myths to be mutually reinforcing not only erases these women but forestalls our turning to these real lives.66 Il reste que comme le suggère Chancy, mais également White qui dans son article interroge la question de la tension entre les réalités des femmes haïtiennes et les figures idéalisées que sont les lwas Ezilis, il y a bien une tension entre les réalités vécues par les femmes haïtiennes et les figures divines que sont Ezili Freda et Ezili Dantò en particulier. Cette tension identifiée tôt dans les études èziliennes est au cœur des études èziliennes plus récentes évoquées plus haut. Les travaux comme ceux de Lisa Ze Winters ou 66 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 48. 34 Omise’eke Natasha Tinsley, ont eu à cœur d’explorer méthodologiquement cette tension entre figure divine et expériences vécues des femmes haïtiennes dans leurs diversités, et décrivent une mouvance dans laquelle ce projet s’inscrit. 1.5.4 : Le texte èziliphonique Dans ce projet, je m’intéresse particulièrement à la manière dont ces textualisations des spécificités vocales d’Ezili, lwa féminin aux multiples figures issues de la cosmologie vodou, révèlent, explorent et révisent les modes de vocalités des femmes afro-diasporiques et explorent et révisent leurs modes d’appartenances spatio- géographiques et identitaires. Au sein de champ que j’ai désigné comme celui des études èziliennes, mon approche a donc la particularité de s’intéresser aux spécificités vocales ou phoniques de cette figure, et à la manière dont les auteures haïtiennes narrativisent ces spécificités dans leurs œuvres. Il trace la manière dont les spécificités vocales d’Ezili fonctionnent dans la fiction de romancières haïtiennes contemporaines et créent un espace où la problématique de la voix et des modes d’expression du sujet littéraire féminin apparaissent de manière centrale. C’est pourquoi je désigne ces textes comme « èziliphoniques ». Je forme l’adjectif « èziliphonique » à partir de la conjonction du nom propre « Ezili » avec l'adjectif « phonique » qui fait référence à la voix ou au son de la parole humaine. Ce geste conceptuel m’a été inspiré par la chercheuse Elizabeth Wood, musicologue et spécialiste des études sur la voix et des études queer. Dans sa contribution 35 à l’ouvrage intitulée Queering the Pitch: The New Gay and Lesbian Musicology,67 intitulée « Sapphonics », Wood révèle l’existence souvent peu connue d’une généalogie de chanteuses, compositrices, romancières et spectatrices lesbiennes dans la tradition opératique de la fin du 19ème siècle et début du 20ème. S’inspirant de la chanteuse et poète lesbienne de la Grèce antique Sappho, ainsi que de l’adjectif anglais « phonic », Wood crée le néologisme « Sapphonic » pour désigner cette généalogie oubliée de la critique. Wood contextualise ses remarques sur cette contribution en indiquant qu’elle intervient au moment de « l’envahissement (de l’opéra) par le corps féminin et la voix féminine » (« a takeover by the female body and the female voice »), faisant allusion en particulier à la disparition des castrats du corps opératique.68 Quant à la production culturelle et vocale qui émane de cette tradition occidentale, elle la désigne comme sapphonique. Avec ce terme Wood désigne une esthétique du désir lesbien prépondérante au cœur du travail de chanteuses d’opéra, de compositrices et de romancières. Avec ce terme de « texte èziliphonique », je fais un geste conceptuel similaire à celui de Wood. En effet, Wood s’inspire de la figure mythique de Sapho dont l’œuvre est centrée sur l’exploration de désir lesbien pour mettre en lumière une contribution artistique ignorée auparavant et centrée elle aussi sur une esthétique du désir lesbien de la part de compositrices, chanteuses et écrivaines dans un champ où les contributions théoriques collectives sont souvent exclusivement attribuées aux hommes. De la même manière, je m’inspire de la figure mythique d’Ezili pour mettre en lumière une 67 Elisabeth Wood, « Sapphonics », Queering the Pitch : The New Gay and Lesbian Musicology, 2nd ed., edited by Philip Brett et al. (London : Routledge, 2006). 68 Wood, « Sapphonics », 29. 36 contribution théorique collective ignorée auparavant de la part des auteures haïtiennes contemporaines et centrée sur les modes de vocalités des femmes haïtiennes explorés au travers de la mobilisation narrative des spécificités vocales ou phoniques d’Ezili. 1.6 : Étrangeté de la voix dans le système discursif èzilien et les études sur la voix L’une des spécificités vocales d’Ezili est directement liée à ce que les chercheuses Lisa Ze Winters, Colin Dayan et Natasha Omise’eke Tinsley envisagent comme la capacité d’Ezili à « brouiller et emmêler » (« blur and entangle ») les modes de significations, les normes genrées ou encore les barrières corporelles, une notion tirée des observations de Colin Dayan sur les rituels dédiés à Ezili : « dans la performance rituelles, la dichotomie est à la fois emmêlée et brouillée » (« in ritual performance this dichotomy is both entangled and blurred ».69 Ce rapport à la fluidité et à l’indéterminabilité du lwa rappelle l’une des propriétés fondamentales de la voix mise en avant dans le champ des Études sur la voix ou Voice Studies. Les Études sur la voix émergent en tant que champ disciplinaire au début des années 2000. Une ouvrage en particulier marque la naissance du champ des Études sur la voix en France, il s’agit de Penser la voix : chant-communication-linguistique-clinique- littérature-musique-peinture-psychanalyse-théâtre publiée en 1997 et éditée par Gerard Dessons. C’est à cette contribution que le titre de cette thèse doctorale se réfère avec l’expression « penser la voix ». En effet, les différentes contributions de cet ouvrage qui 69 Dayan, Haiti, history and the Gods, 59 37 réunit linguistes, metteurs/euses en scène, psychanalystes ou encore critiques littéraires s’efforcent tou.tes de sortir des idées préconçues ou allant de soi, nombreuses concernant la voix, pour adopter une perspective où la voix devient une catégorie critique en elle- même. Cet ouvrage contient en particulier un essai par l’un des penseurs phares de la voix, le poète, linguiste et traducteur de la Torah Henri Meschonnic, intitulé « Le théâtre dans la Voix », qui est une réflexion sur la pensée de la voix au travers des siècles dans les travaux de Barthes ou de Merleau-Ponty, mais également sur le rôle particulièrement significatif de la voix dans le théâtre, qui fait dire à l’auteur que ce n’est pas la voix qui est dans le théâtre, c’est le théâtre qui est dans la voix.70 Il s’agit par définition d’un champ d’étude interdisciplinaire particulièrement influencée par la psychanalyse et la philosophie, mais aussi la musicologie et les études sur le son ou Sound Studies. En adoptant la voix en tant que catégorie critique, ce champ explore les implications performatives, affectives, philosophiques, sociétales et politiques de la voix. L’un des apports centraux de ce champ d’études est de remettre en question la manière dont la voix est couramment comprise. Pour les chercheurs/euses de ce champ, derrière les notions de naturel et de pureté originelle associées à la voix dans la pensée occidentale se cache un phénomène aussi paradoxal que complexe. Face à la négation des complexités liées à la voix portée notamment par une compréhension cartésienne binaire de l’humain, les études sur la voix ont à cœur de rappeler l’indéterminabilité fondamentale des phénomènes vocaux. Dans les études sur la voix étasuniennes, c’est l’ouvrage de Mladen Dolar qui fait figure d’œuvre phare marquant les débuts de la 70 Henri Meschonnic, « Le théâtre dans la Voix », Penser la voix : chant-communication-linguistique- clinique-littérature-musique-peinture-psychanalyse-théâtre (Poitiers : UFR langues littératures, 1997), 28. 38 discipline. Bien que son approche ait été critiquée depuis comme particulièrement eurocentrée et reproduisant un certain nombre d’impensés liés à la voix, notamment en termes de race, de classe et de genre, ses considérations sur la récurrence des figurations de la ventriloquie dans les champs littéraires et cinématographiques font toujours autorité. Dolar soulève un principe fondamental dans les études sur la voix qui est que la voix est en soi un phénomène ventriloque : D'où vient la voix ? Elle vient du plus profond de nous-même, mais en même temps elle est quelque chose qui nous transcende, elle est en nous mais nous excède, à nouveau, à nouveau, un au-delà au plus intime de nous (...) toute émission vocale est par définition ventriloque. Where does the voice come from? It comes from the innermost realm of our being, but at the same time it is something that transcends us, it is in ourselves more than ourselves, yet again, a beyond at our most intimate. (…) Every emission of the voice is by its very essence ventriloquism.71 Pour lui, ces figurations soulignent l’angoisse fondamentale liée au mystère de l’origine de la voix qui est cachée à l’intérieur du corps. Par ailleurs, comme le souligne plusieurs pensées de la voix, depuis Aristote jusqu’à la psychanalyse freudienne, le mystère de ce qui parle lorsqu’on parle reste entier. Alors qu’Aristote aspire à « ressembler à sa voix », en psychanalyse, la cure tente de tirer au clair qui de l’inconscient, normes sociales, des voix parentales ou du désir intime prend le dessus quand le sujet parle. Effectivement, en tant que sujet parlant, nous sommes traversé/es de voix externes qui nous écartent du 71 Mladen Dolar, A Voice and Nothing More (Cambridge, MA: MIT Press, 2006), 96, 70. 39 fantasme d’une « parole pleine ». La matière vocale elle-même est indéterminable. Le très beau mot de Meschonnic illustre cet aspect de la voix lorsqu’il dit « Une voix, c’est du corps hors du corps ».72 À la fois éphémère et capable de résonner à l’infini dans les corps et esprits qu’elle traverse, la voix, miroir acoustique de nos subjectivités, signale la présence en même temps qu’elle souligne l'absence. Comme nous l’avons vu lors de la description des métamorphoses vocales spectaculaires qui sont au centre des romans réunis dans cette étude, le principe de l’indéterminabilité de la voix, ce que Mladen Dolar appelle l’« uncanniness » ou l’étrangeté de la voix, qui est devenu un principe prépondérant dans les Études sur la voix, est également un élément fondamental au sein du texte èziliphonique dont le ressort narratif est essentiellement basé sur cette étrangeté. 1.7 : De l’étrangeté de la voix aux spécificités vocales et sonores d’Ezili “Si les esprits n’existaient pas, comment existerais-tu ?" Marie Rose François, Manbo,73 1998 Toutes puisées à la source de l’indéterminabilité et de l’étrangeté du vocal, les spécificités vocales d’Ezili sont tissées dans le texte èziliphonique et en constituent à la fois la trame et les filaments, tant d’un point de vue formel que thématique ou métaphorique. 72 Meschonnic, Théâtre, 28. 73 La mambo ou manbo est le nom de la prêtresse dans la religion vaudou à Haïti. Elle a pour rôle d'interpréter les volontés des lwas. Son équivalent masculin est l'houngan ou hougan. 40 Les propriétés vocales attribuables à Ezili sont multiples et les manières dont elles sont mobilisées dans ces romans le sont également. Ma description des trois modes principaux de figurations des spécificités vocales d’Ezili n’est donc aucunement exhaustive mais est plutôt destinée à mettre en lumière trois spécificités vocales èziliennes centrales explorées dans ces romans. Pour ces remarques je m’appuie méthodologiquement sur deux sources théoriques : les remarques de Daphné Brooks sur la praxis féministe Afro-sonore que je croise avec les travaux de l'ethnomusicologue Rebecca D. Sager sur le vodou Haïtien associé à une approche critique de la voix.74 Dans son article paru dans l’ouvrage Black Performance Theory, Brooks conceptualise au sein de sa praxis afro-féministe sonore des outils conceptuels issus du monde sonore et musical qu’elle articule en trois paradigmes. Ces paradigmes reflètent des aspects centraux de ce que Brooks désigne comme les « modes de vocalités disruptifs des femmes noires ». Brooks suggère que ces outils conceptuels issus du sonore peuvent être déployées pour appréhender les œuvres des femmes noires qu’elles soient littéraires, musicales ou vocales. Bien que les remarques de Brooks portent sur les productions culturelles africaines-américaines, les travaux de l’ethnomusicologue Rebecca Sager permettent de mettre en évidence la pertinence de ces outils méthodologiques développés par Brooks pour une théorisation des spécificités vocales du rituel vodou haïtien en général et d’Ezili en particulier. Dans son article intitulé « My Song is my Bond: Haitian Voodoo Singing and the Transformation of Being », l’ethnomusicologue envisage en effet le chant comme constituant le lien entre monde spirituel et physique et liant « esprit, 74 Rebecca D. Sager, « My Song is My Bond: Haitian Vodou Singing and the Transformation of Being », The World of Music, vol. 51, no. 2, 2009, pp. 91–118. 41 humain et divin ».75 Ce constat est le résultat d’un travail ethnographique auprès de la manbo Marie-Rose François, qui au moment des travaux de Sager en 1998, résidait et pratiquait dans le Nord d’Haïti, près de Cap-Haitien. Ses descriptions ethnographiques sont basées sur deux enregistrements. Le premier est un rituel de « kraze tab »—casser la table—où Marie-Rose a officié dans lequel le lwa Jean Dantor a « dansé dans la tête de Marie-Rose ». Le second est un enregistrement dans lequel Sager et Marie-Rose écoutent un enregistrement du rituel dans lequel où Marie-Rose fait part de ses impressions et répond aux questions de Sager concernant sa pratique de manbo.76 Bien que plusieurs esprits dansent occasionnellement en Marie-Rose, elle sert principalement le lwa Jean Dantor77 et son lakou78 lui est dévoué. 75 Sager, « My Song is My Bond », 92. 76 Sager précise que la fonction de manbo qu’occupe Marie-Rose dans sa communauté ait partie d’une tradition matrilinéaire. Si ni sa mère ni sa grand-mère n’étaient elles-mêmes manbos, elles étaient toutes deux vodouisantes, faisaient toutes deux partie d’un lakou et « servaient les esprits ». Marie-Rose indique que bien qu’elle ait eu des réticences à servir les lwas à son tour dans sa jeunesse, elle y était disposée car les esprits se présentaient à elle contrairement à sa mère où à sa grand-mère (Sager, « My Song is My Bond », 96). 77 Dépeint dans les lithographies comme un berger, Jean Dantor est souvent affectueusement appelé Ti Jean. C’est un lwa particulièrement puissant, membre de la garde rapprochée d’Ogun Balendjo, connu pour ses facéties dans les rituels, il est également très jovial, et doué pour les joutes verbales. Il est associé aux pouvoir de clairvoyance des esprits Gédé dont il fait partie (Sager, « My Song is My Bond », 98–101). 78 Le site des études haïtiennes de Duke comprend une définition pertinente du terme lakou : « Le lakou représente l’intersection entre la terre, la famille étendue et la spiritualité. Géographiquement parlant, le lakou inclut la propriété fermière de la famille étendue, l’habitation individuelle, et le lieu de culte de la communeauté. Au centre se trouve le peristile ou du sanctuaire se tient l’arbre mapou, considéré comme le lien entre le monde spirituel et la terre. Dans le vodou, qui est à la fois une religion et une manière de vivre, la structure du lakou est inextricablement liée à l’identité haitienne. » (« The lakou represents the intersection between land, the extended family, and spirituality. Geographically speaking, the lakou includes the extended family’s farm property, individual dwellings, and communal worship area. At the heart of the peristil, it’s the sacred mapou tree, considered the link, the Poto mitan between the spirit world and the earth. In vodou, at once a religion and a way of life, is inextricably linked to Haitian identity and the structure of the lakou. ») https://sites.duke.edu/lawandhousinginhaiti/historical-background/lakou- model/religious-life-in-the-lakou/. 42 1.7.1 Polyvocalité et simultanéité des discours, notes, modes de vocalités La notion de polyphonie est particulièrement importante dans la pratique rituelle et prend sa source dans l’intersection entre spirituel et physique que constitue la voix. Dans ce projet, je souhaite souligner la polyphonie en tant que spécificité vocale non seulement èzilienne mais, plus largement dans la cosmologie vodou, et également en tant que paradigme des modes de vocalités des femmes noires comme le souligne Daphné Brooks. C’est principalement grâce à l’appareil phonatoire de leur dévot/e, que les lwas prennent forme dans le monde physique et grâce à ces vibrations phoniques, « ondes sonores pulsant contre tympans », que ceux-ci acquièrent et maintiennent leur pouvoir. Dans la cosmologie référencée par Marie-Rose dans des travaux de Sager, il y a une interdépendance manifeste entre la manifestation humaine physique et la manifestation spirituelle. Comme le suggère Marie-Rose, « Si les esprits n’existaient pas, comment existerais-tu ? ». La manifestation physique humaine n’est que le pendant d’un corollaire spirituel. Ces remarques, qui nous renvoient aux compréhensions de la conscience et de l’humain fondamentales au vodou telles qu’analysés par Alfred Metraux et Roberto Strongman grâce au concept de transcorporalité,79 sont aussi au cœur de la polyvocalité du rituel vodou. 79 La transcorporalité vodou sera développée dans le chapitre 3 et désigne le principe vodou par lequel l’âme humaine est « multiple, amovible et externe » comme l’explique Roberto Strongman. En ce sens, elle dépasse les frontières corporelles, elle est donc trans-corporelle. Cette conception de l’âme et de la conscience est en directe opposition avec le modèle cartésien. Roberto Strongman, « Transcorporeality in Vodou », The Journal of Haitian Studies, vol. 14, no. 2, 2008, 4–29. 43 De fait, les travaux de Rebecca Sager révèlent que la pratique rituelle, en particulier du point de vue d’une manbo telle que Marie-Rose, peut être envisagée avant tout comme une pratique vocale à la fois quotidienne et fantastique, individuelle et collective, musicale et spirituelle et profondément polyvocale. Si les danses et les rythmes des cérémonies sont importants, c’est bien la voix et le chant en particulier qui font le lien entre dévot/e, manbo et esprit. En effet, au sein des entretiens avec Marie- Rose, Sager met l’accent sur un point important de la philosophie vodou concernant les chants qui sont au cœur des cérémonies : ce ne sont pas les dévot/es qui composent des chansons en l'honneur des lwas, mais bien les esprits qui se créent des chansons en leur propre honneur. Avec ces chansons qui leur ont été données par les esprits et où le nom du lwa qui en est l’auteur/e figure de manière prépondérante, les dévot/es peuvent appeler leur présence, se rappeler à leurs enseignements et mobiliser leur force et protection.80 Ce sont ces chansons qui sont porteuses de la sagesse ou konesans au cœur du vodou. Les travaux de Sager transcrivant les propos de Marie-Rose François révèlent que la polyvocalité du vodou est liée à un aspect spécifique de l’incorporation de l’esprit par le/la dévot/e bien que cet aspect soit souvent obscurci par des compréhensions erronées de la crise de possession au cours du rituel vodou dans les représentations occidentales. Contrairement aux représentations courantes concernant la transe vodou, dans la « crise » 80 « Marie-Rose explained that, ‘we don't create the songs ourselves. It's each spirit that comes, each spirit who comes, comes with his song. When you hear the song, then each time you need the spirit, you use the song. You understand?’ ‘The power [to call the spirit into presence] lies really in the spirit's name, it is by his name you search [for him].’ For example, if you want to call on Jean, you sing songs with Jean's name. Moreover, Marie-Rose asserted that people learn the spirits' songs by becoming familiar with the spirits as ‘you come before them,’ as you spend time in their presence (such as when Jacqueline in the story above came before Jean when he was dancing on Marie-Rose's head). In other words, the physical presence of the spirit is key to a person learning songs and maturing in their understanding of the spirit's sajès - wisdom - and konesans - knowledge - that inform the spirit's moral philosophy. » (Sager, « My Song is My Bond », 109). 44 la manbo/le hougan n’est pas possédé malgré lui/elle par un esprit mais plutôt, « a » ou « possède » un esprit qu’il/elle a invité comme le montrent les travaux de Sager retranscrivant les propos de Marie-Rose : Selon Marie-Rose, être soi-même c'est être possédé par soi-même ; la possession, par conséquent, c'est être en possession de ses facultés. « Avoir un esprit » c'est renoncer à la possession de ses facultés, mais pas nécessairement « être possédé/e » par un autre être. Marie-Rose n'a jamais fait référence au fait d'être possédé par un esprit, mais parle plutôt d'avoir un esprit c'est-à-dire que Marie- Rose « possède » ou « a » l'esprit, si l'esprit le choisit et si elle le souhaite. In Marie-Rose's thinking, to be one's ordinary self is to be possessed by one's own self; possession, therefore, is to be in charge of one's own faculties. To « have a spirit » is to give up possession of one's self and is not necessarily to « be possessed » by another being. Marie-Rose did not ever speak of « being possessed by a spirit », but rather she spoke of « having a spirit », which is to say, Marie- Rose « has » (« owns », « possesses ») the spirit - if the spirit so chooses and if she is so inclined.81 On voit donc que la notion de consentement est centrale dans le travail spirituel et vocal qu’effectue la manbo Marie-Rose, tout en reconnaissant que d'autres pratiques associées au vodou bien que minoritaires, passent outre ce consentement.82 De même qu’un esprit 81 Sager, « My Song is My Bond », 97. 82 Il faut signaler que Marie-Rose exprime également son ambivalence dans sa jeunesse concernant sa faculté à « avoir des esprits » ce qui nuance la notion de consentement. Par ailleurs, elle évoque le fait qu’il existe des pratiques et des esprits qui passent outre cette notion de consentement, une dimension qu’explore Kettly Mars dans son roman le plus récent, L’Ange du Patriarche sorti en 2018. 45 ne s’empare pas du/de la dévote contre sa volonté, la polyvocalité que développe la manbo naît, non pas d’un extérieur, mais plutôt, décrit une ascension depuis le fort intérieur, le ventre, puis, « monte » pour enfin « danser » dans l’esprit du de la dévot/e pendant la crise. Il y a dans les propos de Marie-Rose un double sens, du mot monter, qui décrit l’ascension de l’esprit en elle, jusqu’à ce qu’elle « ait » l’esprit, qu’il monte, ou danse dans sa tête (« monte nan tèt» et « danse nan tèt» : le mot « tèt » veut aussi dire soi intérieur en créole). Cette différence entre des représentations erronées et l'expérience de la crise pendant laquelle l’esprit du lwa monte est primordiale du point de vue des spécificités vocales d’Ezili. S'appuyant sur la polysémie du mot « nan » en créole haïtien, Sager fait l’hypothèse que la direction de la sensation ressentie lors de la crise peut être comprise non pas comme quelque chose qui tombe depuis l'extérieur sur le/la dévot/e mais plutôt comme quelque chose qui monte dans le fort intérieur. En effet, le mot « nan » de l’expression « monte nan tèt » et « danse nan tèt » peut signifier « en soi », ce qui pourrait expliquer l’association avec le terme « monter ». Pour Sager, la « mécanique de la transcendance » que décrit Marie-Rose est celle d'un esprit qui monte depuis l'intérieur, depuis le ventre, et qui déborde sous la forme d'un esprit qui « danse en » Marie-Rose.83 Il s'agit donc d'une expérience intime au plus profond de soi. La question de cette voix qui naît dans le ventre rappelle également aux notions de gestation et d’enfantement. Or on sait que dans le vodou, les lwas masculins et féminins ont la possibilité de donner naissance et sont associés de la même façon à la notion de fécondité et d’enfantement. Mais ce sont surtout les similarités avec le travail musical du chant et de la technique vocale qui sont frappantes. Dans la description que nous livre Marie-Rose 83 Sager, « My Song is My Bond », 115. 46 au travers des propos de Sager, il est manifeste que plutôt qu’un envoûtement subit, la crise lors de laquelle la manbo parle par la voix de l’esprit Jean Dantor est plutôt le fait d’un parcours initiatique dans lequel Marie-Rose incorpore la voix de l’esprit et peut la laisser monter lors de la cérémonie. En tant que chanteuse, je pourrais décrire ma trajectoire dans la technique vocale comme celle d’une trajectoire qui m’a amenée à comprendre le chant non pas comme quelque chose qu'on projette depuis la bouche, mais comme quelque chose qui déborde qui jaillit depuis le fort intérieur. Le ventre et le diaphragme en particulier jouent un rôle central dans la gestion du geste vocal. De même que le/la chanteuse qui travaille sa voix, cultive sa voix au quotidien et ne l’utilise en tant qu’outil de communication collectif que lors de concert, la manbo cultive la voix du lwa au travers des chansons qui lui sont données, et nourrit cette présence dans son fort intérieur. Pour la chanteuse comme la manbo, il s’agit de l’orchestration quotidienne et intime d’une polyvocalité. L’esprit Jean Dantor est loin d’être un corps étranger. Sa présence dans la famille de Marie-Rose précède la naissance de cette dernière. Si la présence de Jean Dantor au cours de la crise où Marie-Rose « a » son esprit, moment où Jean Dantor emprunte l’appareil phonatoire de Marie-Rose, est une présence transitoire, le parcours de Marie-Rose avec Jean Dantor est un parcours de vie contrairement aux représentations occidentales et/ou exotisantes liées à la possession. Les moments de crise ne représentent qu’une partie du rapport de Marie-Rose à Jean Dantor. Marie-Rose explique que cet esprit qui était déjà vénéré dans sa famille avant sa naissance, lui procure des chansons et ainsi qu’une philosophie de vie, que Marie-Rose pratique au quotidien. Par cette pratique multidimensionnelle et éminemment vocale de l’esprit de Jean Dantor et de l’épistémologie qui lui est associée, Marie-Rose développe 47 bien une plurivocalité virtuose caractérisée par une intensité et une densité sonore et discursive dans une grande diversité de modes vocaux qui sont manifestes pendant la crise. Dans ses écoutes de l’enregistrement de Jean Dantor/Marie-Rose, Sager fait le constat avec Marie-Rose que « des changements de codes rapides et fréquents » (entre parler et chanter) différencient le style discursif de Jean Dantor des personnes qui l’entourent : « Dans la performance vocale de la manbo pendant la crise, des changements de modes de vocalités le/la situe à part du reste des dévot/es » (« Rapid and frequent code switching [between speaking and singing] set Jean Dantor’s discourse style apart from the people gathered around him »).85 De la même façon que l’interprétation d’un aria telle que « Ne andro lontana » de l’opéra La Wally par Maria Callas est compris par la plupart, connaisseuses ou pas, comme l’aboutissement d’une discipline vocale quotidienne et exigeante, le phénomène de crise dans lequel la manbo ou le hougan manifeste la voix d’un esprit doit être compris dans un processus similaire d’apprentissage vocal, philosophique et esthétique tout autant que spirituel, processus qui est souvent l’histoire d’une vie et pas le fait d’un évènement isolé. Pour les besoins de ce projet, je souhaite mettre en lien les remarques sur les modes de vocalités multiples qui caractérisent la prise de parole de Marie-Rose/Jean Dantor pendant la crise avec le premier paradigme des modes de vocalités des femmes noires que Brooks désigne sous la terminologie de « masse sonore » (« mass of sound ») en faisant appel aux travaux de Olly Wilson sur la musique Afro-Américaine et sa tendance à « créer une haute densité d’évènements musicaux en un temps relativement court ... une tendance à remplir tout l’espace musical » (« tendency to create a high 85 Sager, « My Song is My Bond », 109–110. 48 density of musical events within a relatively short musical time frame…a tendency to fill up all the musical space »).86 Similairement, l’accompagnement musical de la cérémonie vaudou est caractérisé par une intensité rythmique et sonore. La description des caractéristiques phoniques de Jean Dantor qui précèdent suggèrent une augmentation de l’intensité vocale qui va de pair avec l’incorporation au moment de la crise. Sager révèle également une mobilisation différente de l’appareil phonatoire de Marie-Rose, paradoxalement à la fois plus fluide dans les aigus malgré le fait que Jean Dantor soit un Lwa masculin mais également plus forte en termes de volume sonore. Bien qu'ils officient avec le même appareil vocal phonatoire, il parle et chante dans des voix qui leur sont spécifiques (101). Notant la grande différence entre sa voix et celle de Jean Dantor, Marie-Rose a fait remarquer à quel point sa voix (de Jean Dantor) était forte (105). Dantor semble atteindre confortablement les aigus. Marie-Rose peinait à atteindre les aigus lorsqu'elle chantait les passages avec Jean Dantor. En même temps qu'elle s'inclut elle-même en utilisant le pronom nous à propos des actions de gens il était fascinant d'observer Marie-Rose en train d'apprendre des chansons, y compris deux d’entre elles que Marie-Rose a dit ne jamais avoir entendu auparavant. L'interprétation de Jean Dantor de sa propre voix est un indice convaincant de son identité spécifique, qui inclut en particulier ses attitudes enfantines et ses timbres changeants, sa voix plutôt aigue, ses jeux de phrases, les changements prononcés de ses intensités vocales, l'improvisation de ses contours mélodiques et jeux de mots. 86 Wilson, « The Heterogenous Sound Ideal of African American Music », 328 ; Brooks, « Afro-Feminist Praxis », 206. 49 (...) while they both serve with the very same vocal apparatus, they speak and sing with very unique voices (101). (...) Noting first how differently his voice sounded than hers, later she commented how loud his voice could be (105). Dantor sounded comfortable singing in a higher range. Marie-Rose's voice sounded strained when singing along at the same pitch with Jean Dantor. Even as Marie- Rose would include herself when talking about Jean's actions (using the first- person plural "we" (35), it was fascinating to hear her learn songs, including a couple she said she had never heard before, by listening to recordings of Jean Dantor singing (109). Jean's performance of his voice is itself one of the most compelling and convincing indices of his unique identity—including his childlike and shifting timbres, higher tonic placement, play with phrase onset timing, widely contrasting intensities, improvising of melodic contour, and play with language. (110) Contrairement à la cohérence relative du discours de Jean Dantor relayé par la manbo Marie-Rose, Ezili, l’un des rares panthéon de dieux féminins, est aussi marqué par une profonde contradiction discursive. À ce sujet Dayan écrit : Reconnu comme la plus puissante et arbitraire des divinités dans le vodou, Ezili est aussi la plus contradictoire : une divinité de l’amour qui interdit l’amour, une femme qui est la plus aimée, et pourtant se sent la plus trahie. Elle peut être généreuse et aimante, ou implacable et cruelle. 50 Recognised as the most powerful and arbitrary of gods in voodoo, Ezili is also the most contradictory: a spirit of love who forbids love, a woman who is the most beloved, yet feels herself the most betrayed. She can be generous and loving, or implacable and cruel.87 Au cours des rituels, Ezili Fréda a la particularité d’être très joviale lorsqu’elle se manifeste initialement mais part toujours en larmes. Si elle est connue pour ses effusions et cajoleries, elle est aussi redoutée pour son courroux quand elle estime ne pas avoir été bien vénérée, d’où l’exactitude des rituels qui lui sont associés. Pendant les rituels Ezili Dantò quant à elle est à la fois puissante et majestueuse, mais lors des rituels, s’exprime au travers du/de la vodouisante par les interjections « ké,ké » et « dé,dé » car il est dit que sa langue a été amputée en représailles de sa défense des esclaves pendant les insurrections d’esclaves. Non seulement dans la mythologie de chaque esprit Ezili est marqué par la contradiction, mais elles sont à la fois inséparables et interdépendantes et capable d’harmonie entre elles et connues pour les terribles conflits qu’elles connaissent. D’un point de vue discursif, leurs relations sont donc caractérisées par la collaboration et le conflit. Les cicatrices que porte Ezili Dantò aux joues dans l’iconographie qui lui correspond sont alternativement attribuées à ses combats pendant la révolution haïtienne et à ses conflits avec Ezili Fréda dans la mythologie vodou. Les remarques de Brooks sur la polyvocalité mises en lien avec les modes de vocalité des femmes noires peuvent aider à appréhender ces apparentes contradictions discursives. Dans ce qu’elle désigne comme un deuxième paradigme de la praxis féministe afro-sonore, Brooks met l’accent sur la 87 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 59. 51 notion de « simultanéité des discours » qui selon elle aide à caractériser les modes de vocalités disruptifs des femmes noires. Pour ce paradigme, Brooks s’appuie sur les travaux de Mae Gwendolyn Henderson et son étude bakhtinienne des pratiques discursives des femmes noires que cette dernière décrit comme des « glossolalies et hétéroglossies afro-féministes » (« black feminist glossolalia and heteroglossia ») dans son ouvrage Speaking in Tongues. Dans cet ouvrage, Henderson fait un constat à présent reconnu concernant la positionnalité des femmes noires qui est au cœur des remarques de Brooks sur la polyvocalité : « Les simultanéités de discours » ou le caractère interlocutif ou dialogique (des littératures des femmes noires) reflètent l’aspect pluriel du soi qui constitue la matrice des subjectivités des femmes noires. (...) Les écrivaines noires ont le « privilège » d'une position sociale qui leur permet d’adopter des voix dialogiques racisées et genrées pour s'adresser aux autres en elle-même et à l'extérieur d'elles- mêmes. The « simultaneity of discourse », or the interlocutory, or dialogic character (of black women’s writing) … reflect(s) the plural aspect of self that constitutes the matrix of black female subjectivity. Black women writers are « privileged » by a social positionality that enables them to speak in dialogically racial and gendered voices to the others both within and without. Brooks ajoute que selon Henderson, les « pratiques discursives des femmes noires sont donc à la fois représentatives du modèle Bakhtinien de la communication verbale ‘adversaire’ et en même temps, du langage en tant que forme de ‘consensus’ et 52 ‘communauté’ ».88 Brooks propose qu’au sein du texte littéraire comme de l’art musical et vocal conçu au moyen des modalités vocales des femmes noires, ces modes contradictoires de dés/identification par le conflit et le consensus s’assemblent dans la production d’une forme de narrativité spécifique. Les particularités des contradictions discursives de chaque itération d’Ezili, mais aussi des périodes alternées de conflits et de collaboration qu’elles connaissent sont à comprendre dans le cadre du paradigme de la polyvocalité des femmes noires référencé par Brooks et de la « simultanéité des discours » qui la caractérise. Articulé dans les termes de Brooks, on pourrait dire que la simultanéité des discours représentés dans le texte èziliphonique où les systèmes discursifs èziliens fonctionnent « ensemble et de concert les uns avec les autres » et forment un « bruit afro-féministe » (« afro-feminist noise »), et « articulent une hétérogénéité de l’expressivité du sujet féminin noir (diasporique) qui existe sur une fréquence autre que la fréquence hégémonique » (« articulate the heterogeneity of black female expressive subjectivity that exists on another frequency from the hegemonic order »).89 1.7.2 Promiscuité métrique et dissonance Les remarques de Brooks sur le bruit féministe Afro-sonore nous mène à son troisième et dernier paradigme qui fait référence au-delà de la polyvocalité à la question des troubles que font subir les modes de vocalités disruptifs aux ordres hégémoniques. 88 Mae Gwendolyn Henderson, Speaking in Tongues and Dancing Diaspora: Black Women Writing and Performing (New York: Oxford University Press, 2014), 118, 119 ; Brooks, « Afro-Feminist Praxis », 207. 89 Brooks, « Afro-Feminist Praxis », 207. 53 Brooks propose que les paradigmes de la « masse sonore » et la polyvocalité identifiés plus haut vont de pair avec un troisième paradigme qui est celui de la « promiscuité métrique » qui caractérise les modes de vocalités subversifs des femmes noires. Pour Brooks, ce dernier paradigme reflète la propension de productions culturelles des femmes noires à développer leurs modes de signification grâce à une compréhension de la « noirceur » (« Blackness »), en tant que excès, et que présence excessive notamment dans l’ordre musical lui-même. Pour ce faire, elle s’appuie sur les travaux du critique littéraire des Black Studies et penseur de la voix Fred Moten qui dans un article encore non publié intitulé « Chromatic Saturation » ou « Saturation chromatique », conceptualise la notion de promiscuité métrique qui selon Moten reflète « les excès imprévisibles de la voix de la femme noire en jeu ».90 Pour ses remarques, Fred Moten s'appuie sur les travaux de Suzanne Maclary sur la notion de « fin féminine » (« feminine ending ») en musique ainsi que sur les travaux de Charles Rosen sur la musique de Schoenberg et son utilisation de la saturation de la gamme chromatique, pour établir un lien entre saturation chromatique, féminité et noirceur (blackness). Pour Moten, les modes de vocalités des femmes noires, chanteuses comme auteures, reflète une promiscuité chromatique où, comme c’est le cas dans le blues et dans le jazz en particulier, mais aussi dans la musique vodou, les gammes chromatiques et diatoniques sont conjuguées, les modes mineurs et majeurs sont mélangés. Au moyen de la promiscuité métrique envisagée par Moten, les productions culturelles des femmes noires mobilisent des modalités où toutes les notes possibles, tous les rôles possibles et toutes les voix possibles, du parlé au chanté, sont susceptibles d’être joués, en même temps, et de créer ainsi une dissonance dérangeante, 90 Fred Moten, « Chromatic Saturation », unpublished. 54 un bruit afro-féministe, une cacophonie qui déstabilise les spectateurs et spectatrices, et lectrices et lecteurs, et qui est susceptible de faire exploser les ordres qu’il excède. Les remarques de Brooks et Moten nous permettent de lire les apparentes contradictions des modes de vocalités du système discursif èzilien comme participant de cette promiscuité métrique. Rien d’étonnant donc à ce que dans les crises où Ezili Freda « monte » et « danse » dans l’esprit du/de la dévot/e, celle-ci alterne joie, fureur et larmes, cajoleries et reproches, humour et désespoir ou qu’elle et ses comparses du panthéon Ezilien aient la réputation d’être les plus imprévisibles des lwas. La promiscuité métrique, le fait de jouer de tous les modes, notes, rôles possibles, va de pair avec l’improvisation, l’indécidable, l’indéterminable par avance qui là aussi défait la matrice. De même, la porosité entre le parlé et le chanté et la fluidité entre l’un et l’autre de ces modes qui caractérisent le travail vocal de la manbo Marie-Rose pendant le rituel « kraze tab » est à lire dans le contexte de cette promiscuité métrique. L’importance de la variation vocale et de l’improvisation dans le travail vocal de la manbo pendant la crise est également observable dans les manifestations vocales de Jean Dantor/Marie- Rose et ses changements rapides de code entre le parlé et le chanté référencés plus haut mais également dans le passage ci-dessous : Dans la mesure où Marie-Rose m’a dit que les esprits créent leurs propres chansons, il est significatif qu’elle ait aussi exprimé sa propre surprise à entendre la différence entre la manière dont Jean Dantor interprète les chansons par rapport à la sienne. À plusieurs reprises, elle a cessé de chanter avec l’enregistrement à cause des grandes variations faites par Jean Dantor. Le chant de Jean Dantor, qu’il soit seul ou accompagné par les réponses des personnes présentes, donne 55 l’impression que l’esprit s’exprime pleinement par son chant—verbalement en improvisant des paroles, et émotionnellement en embellissant la mélodie et en changeant le timbre vocal. Considering that Marie-Rose told me that spirits create their songs, it is notable that even she expressed surprise to hear how differently Jean sang a song than how she expected it would be sung. There were many times she ceased singing along with the recording because Jean's variations were so great. Indeed, Jean's singing, both alone and with other people singing the response, gave every indication that the spirit expressed himself fully through his singing—verbally through improvising lyrics and emotionally by embellishing the melody and changing vocal timbre.91 1.7.3 : Praxis d’une archive alternative Dans son introduction à Haiti, History, and the Gods, Colin Dayan pose la question suivante : « Que veut dire le savoir dans le contexte d’un son comme esclave ? » (« What does knowledge mean in the context of a sound like slave? »).92 A bien des égards, le système de signification et d’archivage alternatif que constitue les pratiques et productions culturelles du vodou figure comme réponse à la question pertinente de Dayan posée à la fois en termes symbolique et sonore. Face aux déshumanisations physiques et 91 Sager, « My Song is My Bond », 109–110. 92 Dayan, Haiti, History, and the Gods, xix. 56 spirituelles et aux systèmes symboliques du discours et de l’ordre esclavagiste et colonial et ses productions de savoir, le vodou a eu comme fonction de constituer une archive alternative pour les personnes en situation d’esclavage. C’est en ces termes qu’Omise’eke Natasha Tinsley comprend également le système discursif èzilien en particulier, comme l’évoque cette citation où elle s’appuie sur les travaux de Lisa Ze Winters pour envisager le système discursif èzilien comme une archive alternative : Énonçant une praxis féministe similaire (à celle de Tinsley), l’examen circum- atlantique de la figure de la mulatta évoque le corpus de récits, de mémoires et de chansons au sujet d’Ezili comme formant une archive expansive de l’histoire des femmes afro descendantes, que Winters définit, suivant la proposition de Brent Hayes Edwards, non pas comme une structure physique contenant des archives mais comme « un système discursif qui gouverne les possibilités, formes, apparences et régularités de certaines affirmations, objets et pratiques ».93 Enunciating a similar black feminist praxis (to Tinsley’s), Lisa Ze Winters's circum-Atlantic examination of the figure of the mulatta evokes the corpus of stories, memories, and songs about Ezili as an expansive archive of the history of women of African descent, which, following Brent Hayes Edwards, she defines not as a physical structure housing records but as « a discursive system that governs the possibilities, forms, appearance, and regularity of particular statements, objects, and practices ». 93 Tinsley, « Songs for Ezili », 421; Winters, Mulatta Concubine, 10 57 Pour Tinsley, Winters et Hayes, cette archive alternative se constitue au sein d’un système discursif éminemment dynamique constitué en particulier par des pratiques artistiques rituelles et corporelles où le corps spirituel et physique prend toute sa place. Les chansons, récits, possessions, rêves et interprétations èziliennes accomplissent un travail intellectuel afro-féministe : le travail de théoriser les genres Caribéens d’une manière qui élucide une manière de connaître le sexe, les corps, et la personne. Ezili—songs, stories, spirit possessions, dream interpretations—performs black feminist intellectual work: the work of theorizing Caribbean genders in a way that elucidates a way of knowing sex, bodies, and personhood.94 L’archive alternative du système discursif èzilien permet une inscription mémorielle dynamique des violences sexuelles subies par les femmes haïtiennes afro-descendantes qui sont à la fois inscrites et mobilisées comme fondement du récit national et pourtant invisibilisées au moyen d’une mythologisation dénoncée par Chancy. À ce sujet Dayan souligne la récurrence de la figure de la femme haïtienne afro-descendante violée dans un certain nombre de mythes fondateurs entourant des figures féminines au cœur du récit national : Laissez-moi m’intéresser à présent à la nature des emblèmes féminins qui sous- tendent et soutiennent la nation. La légende de Sor Rose ou Sœur Rose est un récit des origines dont la force repose sur le viol. Dans ce récit, la nation haïtienne a commencé dans les entrailles d’une femme noire. L’ancêtre doit être violée pour 94 Tinsley, « Songs for Ezili », 419. 58 que l’état puisse naitre. Pourtant Sœur Rose, comme Défilée, forment une partie du récit qui ne repose pas toujours sur une opposition facile entre vierge et putain. Let me attend then to the nature of the feminine emblems underlying and sustaining the nation. The legend of Sor Rose or Sister Rose is a story of origins that depends for its force on rape. In this story, the Haitian Nation began in the loins of a black woman. The ancestress must be ravished for the state to be born. Yet Sister Rose, like Défilée, forms part of a narrative that does not always depend on facile opposition of virgin and whore.95 En parallèle à Sœur Rose, Dayan donne aussi l’exemple de la figure devenue emblématique de Défilée, cette fille d’esclaves dont les parents furent tués par des soldats français dont il est dit qu’elle fut violée mais et utilisée sexuellement par les soldats de Dessalines. Le mythe veut qu’elle ait déambulé avec les restes du corps de Dessalines. À ce propos, Dayan affirme que Avec la mort de Dessalines, Défilée est devenue l’incarnation de la nation haïtienne : folle et perdue, mais rachetée grâce au corps d’un sauveur. Les lamentations d’une femme convertissent un acte horrible en une longue histoire de dévotion et de pénitence. (...) Désirée Bazile, ou Défilée, donne chair au sacré dans des incarnations populaires qui mélangent la promiscuité et le pouvoir, le sexe et le sacrement. 95 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 48. 59 With Dessalines’s death, Défilée became the embodiment of the Haitian nation: crazed and lost, but then redeemed through the body of their saviour. A woman’s lamentation converts a sudden gruesome act into a long history of penitential devotion. (...) Not only does Désirée Bazile, or Défilée, flesh out the sacred in popular incarnations that intermingle promiscuity and power, sex and sacrament.96 Les remarques de Dayan sur Défilée et la manière dont elle évoque des entrecroisements entre sacré, sexualité, pouvoir et violence nous rappellent évidemment au système discursif èzilien dans son ensemble. Pour Dayan Ezili, notamment lorsqu’elle monte dans l’esprit de ses dévot/es dans les rituels qui lui sont consacrés, constitue un mode mémorialisation physique collective qui offre selon Dayan « une manière plus complète de connaître la féminité haïtienne que ce que peuvent produire les féminismes hégémoniques ».97 Dans le système discursif èzilien, Dayan considère que sont préservées « les histoires ignorées, dénigrées et exotisées » par l’historiographie standard et « raconte une histoire des femmes haïtiennes qui n’a pas été dite auparavant ».98 L’un des aspects importants du système discursif alternatif que constitue le vodou est sa dimension morale et éthique. Dans son article, Sager montre la fonction multidimensionnelle de la chanson au sein des pratiques rituelles. Elle souligne que les chansons mobilisées lors de la crise servent à la fois à éclairer les participantes sur « ce qui est » (que cela soit bon ou mauvais) mais elles servent également à imaginer d'autres 96 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 45. 97 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 41. 98 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 41. 60 possibles, c’est à dire à imaginer « ce qui devrait être ». Les remarques de Sager quant à la fonction de la chanson dans le rituel vodou nous rappellent à l'une des fonctions centrales de la cosmologie vaudou. Celle-ci fonctionne comme code éthique et moral et les mots honneur et respect sont le préambule de bien des rituels. Ce code moral alternatif constitue un espace à la fois spirituel et rituel où les participants peuvent accéder à une forme de réparation et de justice. Les chansons des lois/lwas vodou donnent la parole à ce code moral alternatif qui permet de rétablir l'équilibre, de réparer et de rattraper les injustices des lois coloniales. Les chansons vodou montrent comment les choses sont (qu’elles soient bonnes ou mauvaises) tout autant qu’elles montrent comment les choses devraient être : « vodou songs show how things are (whether broken or good) just as they show how things ought to be ».99 La participation aux séances rituelles où les chants spécifiques de ce lwa jouent un rôle primordial, et permet en particulier à ceux et celles qui servent ce lwa de parfaire leur connaissance des chansons qui sont chantées en son honneur et des chansons connues ou nouvelles que le lwa offre à chaque cérémonie, mais, aussi de parfaire leur connaissance des codes moraux et philosophiques que le lwa souhaite inculquer. En ce qui concerne les Ezilis, ce sont bien sûr Ezili Dantò, qui porte les marques de ses combats, et Ezili-ze-Rouj, toutes deux issues du rite Petwo, qui sont particulièrement liées à ces notions de justice, de révolte organisée et de rétribution centrales aux croyances vodou et qui sans doute expliquent au moins partiellement le succès du soulèvement des personnes en situation d’esclavage à Saint-Domingue. Toutefois, l'exubérance d’Ezili Freda, son hyperféminité et sa passion amoureuse déçue 99 Sager, « My Song is My Bond », 101. 61 qui cause sa fureur doivent impérativement être lue comme un positionnement éthique du lwa qui, au sein de cette performance d’amour trahi, met en scène la nécessité d’un rééquilibrage éthique qui fait écho à la dimension vengeresse d’Ezili-ze-rouj ou guerrière d’Ezili Dantò. En parfaite adéquation avec le concept de promiscuité chromatique, Ezili Freda, comme ses comparses, « subvertit les rôles qu’elle affecte », comme le suggère Dayan : Bien qu’elle semble être le véhicule des valeurs occidentales, possédant les atours d’un formalisme d’une féminité exquise, (Ezili Freda) subvertit les rôles qu’elle affecte. Dans ses nombreuses dimensions, Ezili révèle une ambiguïté et une convertibilité de classe si prononcée qu’une étude de cette déesse et de ses relations avec les autres esprits et mortels—ainsi que ses représentations littéraires—aiderait à articuler une phénoménologie d’éros en Haïti. Though she seems to be the vessel for Western values, bearing the trappings of exquisite formalism and femininity, she subverts the roles she affects. In her many aspects, Ezili reveals a sexual ambiguity and a convertibility of class so pronounced that study of this goddess and her relations with other spirits and mortals - as well as her use in literary representations—would help articulate a phenomenology of eros in Haiti.100 Ces remarques de Dayan nous rappellent au principe fondamental du système discursif èzilien qui est sa propension à troubler les normes et à les dépasser. 100 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 63. 62 1.8 : Questionner nos appartenances : implications esthétiques et éthiques du texte èziliphonique “In the beginning there were no words. In the beginning was the sound and they all knew what the sound sounded like.” Toni Morrison, Beloved Mon projet met en évidence la manière dont, au sein de certains de leurs textes littéraires, des auteures haïtiennes d’expression française s’appuient sur le système discursif que constitue Ezili pour narrativiser les modes de vocalité du sujet littéraire féminin haïtien. Il trace la manière dont Ezili fonctionne dans la fiction de romancières haïtiennes contemporaines en tant que système discursif qui laisse entendre la problématique de la voix et des modes d’expression du sujet littéraire féminin comme centrale. Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont ces textualisations d’Ezili, lwa féminin aux multiples figures issu de la cosmologie vodou, révèlent, explorent et révisent les modes de vocalités des femmes afro-diasporiques et explorent et révisent leurs modes d’appartenances spatio-géographiques et identitaires. La critique littéraire appliquée aux auteures haïtiennes d’expression française tend à privilégier le langage comme mode unique d’élaboration du sujet. Privilégiant souvent la métaphore visuelle, elle travaille souvent des résonances intertextuelles aux travers d’autres corpus littéraires. Or, comme l’affirme la citation de Toni Morrison, le son, le monde du sonore, et par lui le monde du vocal, tient une part importante dans le processus de subjectivation de tout humain, mais plus particulièrement peut-être, dans les 63 cultures afro-diasporiques pour lesquelles, de L’Amandala Sud-Africain au Negro- Spirituals Africain-Américain, des Groupe Siwel haïtiens qui contestaient sans en avoir l’air l’occupation américaine au Lemonade de Beyoncé, le sonore et le vocal n’en finissent pas de constituer des modes de résistance et d'élaboration de soi face aux ordres annihilateurs esclavagistes et coloniaux et la rigidité des catégories de « genre », de « classe » et de « race » qui les caractérisent. Comme le montrent les textes réunis dans ce corpus, le monde du sonore et les modes d’expressions vocales du sujet littéraire féminin haïtien occupent une place centrale dans les textes réunis dans ce corpus. Mais, au-delà de la centralité du vocal, le fait qu’il se réclame de l’étrangeté de l’imaginaire vodou et ses potentialités de modes de résistances et d’imaginations de mondes alternatifs fait du texte èziliphonique un texte empreint de fugitivité au sens où l’entend Fred Moten. Il ne s’agit pas seulement de fugitivité dans le sens où il procède de l’échappée libre, mais au sens où « la fugitivité s’est séparé de ce qui se pose » (« fugitivity is being separate from settling »). Au sujet de la fugitivité noire, Fred Moten ajoute que la fugitivité « procède d’un être en mouvement conscient/e » et que « les organisations constituent des obstacles à notre organisation individuelle », et qu’il y a des espaces et des modalités qui existent en dehors de la logique, du logistique, du logé, du positionné.101 La voix elle aussi, dans le chant en particulier, est fugitive. Si c’est dans le langage courant que la voix est la plus contrainte, le chant, le travail vocal, le mouvement 101 « It is a being in motion that has learned that ‘organizations are obstacles to organising ourselves’ and that there are spaces and modalities that exist separate from the logical, logistical, the housed and the positioned » (Fred Moten and Stefano Harney, « The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study », 11). 64 de la voix en train de se faire, de se défaire, dans l’acquisition de codes prescrits culturellement reste fugitif. Le chant défie la matière. Le travail du chant s’appuie sur le continu du souffle, ce que Meschonnic appelle le continu du rythme. La métaphore travaille le corps chantant pour que la voix en mouvement, la voix en train de se faire colle, à la voix au loin, la voix idéale future. La voix que la/le chanteur.euse projette. Non pas la voix sonore qui jaillit dans le continu du sonore, mais la voix pensée, pre-entendue, celle contre laquelle on se mesure. Celle qui chante très loin. Celle qu’on tente parfois à outrance de se mettre dans la voix. Si dans son sens linguistique, la prosodie correspond à « l’étude de phénomènes inséparables du discours, comme la mélodie, l'intensité, la durée, l’intonation, l’accent dynamique », l'étymologie du mot prosodie renvoie au grec π ρ ο σ ω δ ι ́ α, qui désignait le « chant pour accompagner la lyre » et était dérivé de π ρ ο σ ω δ ο ́ ς, « que l'on chante avec accompagnement d'un instrument » ou au sens figuré « qui s'accorde avec ». En ce sens le texte èziliphonique est un texte prosodique dans la compréhension antique du terme de « ce qui accompagne le chant ». Il est prosodique au sens où il donne à entendre les éléments qui accompagnent la voix, le rythme, le ton, le volume, l’accent, le grain, mais également au sens où le texte èziliphonique scénarise la voix elle-même en tant qu’accompagnement, en tant que masque sonore ou comme le propose Lacan ce qui voile la parole.102 Le texte èziliphonique est un texte troublant, déroutant, dissonant, en partie à cause des transfigurations de la voix qu’il présente : ventriloquie, transcorporalité vocale, 102 France Culture, Les Chemins de la philosophie, 11 décembre 2013. « Penser la Voix ¾ : « La voix sur le divan. » https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/penser-la-voix- 34-la-voix-sur-le-divan. 65 métamorphoses vocales, mutisme, aphonies, vampirisme, amputations, glottophagie, dédoublements, prosopopées. Ces transfigurations ne sont jamais gratuites mais, en ce qu’elles sont de la voix, elles sont aussi du corps, et traduisent les violences subies par le corps et esprits des femmes haïtiennes, dans leurs historicités. C’est un texte qui met en scène le désir, et le désir du désir, l’autoérotisme, l’homoérotisme, la transgression et la conversion des genres, des états et des sens. Le texte èziliphonique fonctionne à la fois comme système discursif et comme archives sonores transcrites. Le texte èziliphonique est un texte à dimension spéculative au sens où l’entend Samantha Schalk.103 C’est un texte qui pense la relation corps-conscience au- delà du binarisme cartésien mais bien dans la transcorporalité du vodou ou encore de la Grèce ancienne. C’est un texte qui pense l’altérité et met en scène la figure gémellaire et la figure double dans une compréhension non binaire du double où « un plus un égal trois », l’un des principes fondamentaux du vodou. En ce sens, c’est un texte qui donne à entendre la double-conscience en tant que mode de corporalité. 2. Contextualisation des textes du corpus Comme l’a démontré Kimberley Crenshaw avec le concept d’intersectionnalité, l'expérience des femmes noires est celle d’une consubstantialité des systèmes 103 Samantha Schalk, Bodyminds Reimagined. Schalk, Samantha Dawn. Bodyminds Reimagined: (Dis)Ability, Race, and Gender in Black Women's Speculative Fiction. Durham: Duke University Press, 2018. 66 d'oppressions. Faisant le lien entre cette consubstantialité inhérente à la positionnalité des femmes haïtiennes et leur projet littéraire Chancy poursuit en affirmant que les auteures haïtiennes ont eu à articuler leur marginalisation sur de multiples fronts. L'expérience de la femme haïtienne est définie par un exil dans son propre pays, dans la mesure où elle est privée des moyens d'affirmer à la fois son identité féminine et féministe en même temps qu’elle affronte les mêmes expériences coloniales que les hommes (noirs haïtiens). Haitian women writers have been forced to articulate their marginalization on multiple fronts. The experience of Haitian women is defined by Exile within her own country, for she is alienated from the means to assert at once feminine and feminist identities at the same time that she undergoes the same colonial experiences of her male counterparts.104 Dans leurs œuvres les auteures haïtiennes ne se contentent pas de retranscrire une vision unifiée de la culture haïtienne mais en redéfinissent également les termes. Dans la mesure où l'histoire codifiée des femmes haïtiennes reste à être écrite, les auteures haïtiennes écrivent des pages manquantes de cette histoire avec leurs œuvres tout en élargissant les possibles des modes de devenirs des femmes haïtiennes, face aux restrictions dont elles font l’objet. En ce sens, comme le propose Chancy, « dans la littérature haïtienne écrite par des femmes, le roman devient le plus souvent un véhicule au moyen duquel l’identité est affirmée et articulée ». Pour Chancy, ceci constitue une différence importante avec la manière dont le roman est envisagé dans la tradition 104 Chancy, Framing Silence, 13. 67 romanesque occidentale en particulier. Pour les auteures haïtiennes, l’espace textuel littéraire n’est pas seulement le lieu où se déploie l’imaginaire mais un lieu d’élaboration de soi (« a mode of self actualization ») : « Contrairement à l’idéologie occidentale, l'imagination est rendue factuelle plutôt que fausse, une passerelle vers le réel plutôt que sa simple ombre » (« In Haitian women's literature, the novel most often serves as the vehicle through which identity is articulated and affirmed »).105 Dans le contexte d'une étude sur les contributions littéraires des femmes haïtiennes, il est important de rappeler leur marginalisation d'un point de vue éditorial. Chancy observe que Pierrette Frickey a révélé dans son étude datée de 1987 qu’à cette date, seulement 15 femmes auteures avait été publiées en Haïti contre 400 hommes. Cependant, la situation éditoriale des auteures haïtiennes a énormément évoluée depuis ses 20 dernières années avec l’avènement et la consécration d’auteures telles que Yannick Lahens publiée initialement aux éditions du Serpent à Plume en 2000 pour son roman Dans la maison du père, puis chez Sabine Wespieser, depuis La Couleur de l’aube en 2008 et qui a reçu le Prix Femina pour Bain de Lune en 2014. Ou encore Kettly Mars, publiée tout d’abord dans les maisons d’éditons canadiennes avec Vents d’ailleurs et Mémoires d’encrier, puis chez Mercure de France à partir du roman Fado jusqu’à maintenant. Compte tenu de la frilosité précédente des maisons d’éditions françaises à publier des auteures haïtiennes, il est possible que leur accès à ces maisons d’éditions soit dû en partie au succès éditorial d’Edwige Danticat dans les presses anglophones, une auteure aujourd’hui considérée comme l’une des romancières majeures du 21ème siècle dans la World Literature anglophone. Cependant, il ne suffit pas d’être publié par une 105 Chancy, Framing Silence, 22. 68 maison d’édition française pour accéder à la diffusion comme le montre la situation éditoriale de Rosalie L’infâme d’Evelyne Trouillot. Bien qu’elle soit une auteure célébrée, et qui a fait l’objet de nombreux travaux, son roman est aujourd’hui en rupture de stock dans sa version originale éditée aux éditions Dapper, alors que la traduction anglaise reste disponible. On voit ici les statuts différenciés des auteur/es dits « francophones » et la marginalisation éditoriale relative en comparaison avec le dynamisme éditorial de la World Literature du monde anglophone. 2.1 : Marie-Vieux Chauvet : Génération de l’occupation, Génération de 46, Haïti littéraire Comme le rappellent de nombreu/ses critiques littéraires tel/les que Joelle Vitiello, la génération des auteur/es haïtien/nes de « la révolution de 1946 », que l’on désigne également sous le terme « génération de l’occupation »,106 dont la production littéraire se situe entre les années 40 et 60 est marquée par un engagement politique prépondérant au sein même de l’œuvre littéraire. Inspirés en particulier par la figure tutélaire de Jacques Roumain décédé brutalement en 1944 et membre important du parti communiste haïtien, les auteur/es phares de la révolution de 1946 que sont René Depestre et Daniel Fignolé ou Jacques Stephen Alexis sont au cœur d’une période de théorisation charnière où coexistent une multitude de courants intellectuels et politiques distincts comme le rappelle l’historien Leslie Manigat pour qui les évènements de 1946 « ont marqué la 106Faisant ainsi référence à la génération d’auteur/es dont l’enfance est marquée par l’occupation d’Haïti par les marines américains de 1915 à 1932 qui fit 15 000 morts parmi les haïtien/nes et fut à l’initiative de la déforestation quasi totale du territoire haïtien. 69 conscience haïtienne ». Néanmoins, les dérives de polémiques coloristes hérités du système esclavagiste et ravivés par l’occupation américaine ont donné lieu à la récupération du « noirisme » érigé en système essentialiste à des fins politiques sous Duvalier. Comme le montre Kaiama Glover dans son article « “Black” Radicalism in Haiti and the Disorderly Feminine: The Case of Marie Vieux Chauvet », le positionnement de Marie Vieux-Chauvet par rapport à ces courants dont elle est contemporaine est complexe. Kaiama Glover rappelle que l’auteure a toujours refusé toute affiliation politique, qu’elle soit communiste ou féministe. Pourtant, les études sur Vieux-Chauvet ont démontré à maintes reprises que sa contribution littéraire procède du politique, au point que, comme le regrettent par exemple Louis-Philipe Dalembert et Régine Jean-Charles, cet angle d’approche ait pu au final faire du tort à son œuvre, dont la portée littéraire a pu être minimisée par un angle de vue réducteur. Il est vrai que Amour, Colère et Folie est peut-être l’œuvre littéraire contemporaine de la première décennie du duvaliérisme qui critique le plus frontalement le régime, à une période où la répression envers les intellectuel/les est particulièrement sanglante. Bien que la trilogie désormais célèbre de Marie Vieux-Chauvet soit souvent citée en exemple unique du positionnement politique fort de Marie Vieux-Chauvet, Régine Jean-Charles souligne dans son article intitulé « Naming, Claiming, and Framing Marie Chauvet » que trop souvent, les études consacrées à Vieux-Chauvet se limitent à sa trilogie et considèrent ses autres romans, parus en Haïti, comme peu engagés politiquement et / ou formellement peu intéressants, tel Danny Laferrière qui déclare dans une préface à la trilogie dans la collection Zelligue « Parler de Marie Vieux-Chauvet, c’est parler d’un seul livre », propos qui met à jour l’invisibilisation chronique du travail 70 des femmes perpétuée dans le monde intellectuel. Comme le démontre avec brio l’une des rares études consacrées entièrement à l’auteure,107 l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet est beaucoup plus éclectique et la profondeur de sa critique à la fois politique et sociétale est particulièrement aiguë, non seulement dans sa dramaturgie ou encore dans son dernier roman paru de manière posthume Les Rapaces, mais également dans Fonds des Nègres et dans son deuxième roman La Danse sur le volcan. 2.2 : La Danse sur le volcan Le deuxième roman de Marie Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan est une fresque historico-musicale révolutionnaire. Vieux-Chauvet publie ce roman dans un contexte politique éminemment complexe. L’année de la publication, 1957, coïncide avec l’accession de Duvalier au pouvoir, un peu plus de dix ans après la révolution de 1946 et sa pléthore d’articulations intellectuelles et politiques de l’indigénisme. L’œuvre est basée sur les travaux de l’historien et musicologue haïtien Jean Fouchard avec qui l’écrivaine a maintenu une collaboration et une amitié tout au long de sa carrière littéraire malgré leurs exils respectifs. Avec ce roman, l’auteure livre un récit biographique de Minette, chanteuse d’opéra et comédienne métisse qui accéda à la gloire sur la scène théâtrale de Saint-Domingue entre 1780 et 1791 malgré la ségrégation interdisant l’accès à la scène aux artistes non-blancs/blanches en cette fin de 18ème siècle. Dans From 107 Régine Isabelle Joseph, « Ruins of Dreams: Marie Chauvet and Post-Apocalyptic Writing in Haiti », Dissertation Abstracts International, Section A: The Humanities and Social Sciences, vol. 71, no. 7, janvier 2011, pp. 2464–65. 71 Plantation to Paradise, la musicologue David M. Powers108 s’appuie en particulier sur les travaux de l’ouvrage Le Théâtre à Saint-Domingue de Fouchard109 pour affirmer que Minette fut la première chanteuse d’opéra de couleur au monde. Les travaux de Powers attestent de l’importance toujours actuelle des travaux de Fouchard. D’après la correspondance que Vieux-Chauvet adresse à Simone de Beauvoir entre 1967 et 1972, on apprend qu’elle travaillait sur une seconde fresque historique basée sur les travaux de Fouchard intitulée Les enfants d’Ogun au moment de son décès. C’est Fouchard qui, alors basé à Paris, apprend à de Beauvoir le décès de Vieux-Chauvet. 2.3 : Kettly Mars et Marie-Célie Agnant : Écrivain/es haïtien/nes, 1990–2010 2.3.1 Les échos de sa voix : Influence de Marie Vieux-Chauvet Marie-Célie Agnant et Kettly Mars qui naissent à cinq ans d’intervalle à l’orée de la période duvaliériste ont en partage l’importance capitale que le projet littéraire de Marie-Vieux Chauvet a joué dans leur entrée en écriture comme le montrent entre autres leurs interviews toutes deux réalisées en 2009 pour le site www.ile-en-ile.org.110 Marie- Célie Agnant après avoir évoqué l’émotion que lui procure toujours la lecture d’Amour, Colère et Folie désigne Marie Vieux-Chauvet comme influence principale sur son œuvre. 108 David M. Powers, From Plantation to Paradise? Cultural Politics and Musical Theatre in French Slave Colonies, 1764–1789 (East Lansing: Michigan State University Press, 2014). 109 Jean Fouchard, Le théâtre à Saint-Domingue (Port-au-Prince : Impr. de l’État, 1955). 110 Marie-Célie Agnant répond aux 5 Questions pour Île en île, à Montréal, le 17 avril 2009. Entretien réalisé par Thomas C. Spear. Caméra : Giscard Bouchotte. http://ile-en-ile.org/marie-celie-agnant- 5-questions-pour-ile-en-ile/; Kettly Mars répond aux 5 questions pour ile en ile. Entretien de 26 minutes réalisé par Thomas C. Spear. Caméra : Kendy Vérilus. http://ile-en-ile.org/kettly-p-mars-5- questions-pour-ile-en-ile/. 72 « Elle est un modèle pour moi ; je voudrais bien une écriture aussi dense que la sienne. » Kettly Mars quant à elle exprime tout ce que lui doit non seulement son projet littéraire individuel, mais la littérature haïtienne contemporaine dans son ensemble. Marie Chauvet est l’auteure haïtienne qui est sinon un modèle quelqu’un pour qui j’ai une immense admiration et à qui j’aimerais ressembler en termes d’écriture. La génération actuelle lui doit beaucoup, énormément. Elle nous a libéré les mains, le cœur, l’esprit… Marie Chauvet est celle qui est allée au-devant de son temps. C’est ce que j’apprécie chez cette auteure-là et cela ne changera pas pour longtemps. Il y a bien sûr beaucoup d’autres auteures avant elle, après elle, femmes haïtiennes qui se sont démarquées, mais Marie Chauvet, pour moi, est vraiment la référence. Comme pour d’autres auteurs de leur génération, le rapport au politique se trouve renégocié dans leur œuvre et contraste avec l’approche de la génération précédente. 2.3.2 Paradoxe de l’écriture pour la génération d’écrivain/es de la génération de Kettly Mars et Marie-Célie Agnant Comme le rappelle Joëlle Vitiello dans « Douceurs et violences dans l’écriture de Kettly Mars »,111 l’entrée en écriture des auteures et de Kettly Mars est contextualisée par un paradoxe qui se pose aux écrivain-e-s tels que Lyonel Trouillot, Evelyne Trouillot, et Marie-Célie Agnant ou Yannick Lahens né-e-s dans les années 50 à 60. Ces écrivain-e-s, 111 Joelle Vitiello, « Douceurs et violences dans l’écriture de Kettly Mars », Écrits d’Haïti : Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine, ed. Nadève Ménard (Paris : Editions Karthala, 2011). 73 qu’ils/elles aient grandi en Haïti ou en exil à cause de la dictature, ont été affecté-e-s, souvent de plein fouet, par la terreur du régime de François Duvalier, puis celle, différente, de son fils Jean-Claude. Ce fut le cas pour Marie-Célie Agnant qui connut l’exil au Canada à l’adolescence suite aux persécutions de sa famille. Grâce à une très relative stabilité politique entre 1994 et 2000, cette génération d’écrivain-e-s haïtien-n-e-s entrent en écriture à la fin des années 90 qui initie une période où les écrivain-e-s haïtien- n-e-s, en particulier issu-e-s de la diaspora, « sont mieux connus et diffusés sur la scène internationale ».112 Cependant, malgré cet essor, ces écrivain-e-s sont face à la nécessité de trouver le moyen de « commencer à écrire (alors) que les années formatrices se déroulent sous un régime qui se maintient au pouvoir en s’appuyant sur une violence érigée en système ».113 Comme l’explique Joëlle Vitiello, Kettly Mars, comme Evelyne Trouillot, fait partie d’un petit nombre d’auteures haïtiennes de renommée internationale, traduites dans plusieurs langues, et publiées par des maisons d’édition françaises ou canadiennes, qui ont passé la plupart de sa vie en Haïti, et qui y vit toujours. Par contraste, Marie-Célie Agnant connaît l’exil au Canada à l’adolescence suite aux persécutions de sa famille. Le vécu dictatorial de manière générale occupe une place importante dans la fiction de ces auteures, même si les romans de ce corpus n’incluent pas cette thématique de manière explicite. On pense bien sûr à Saisons Sauvages de Kettly Mars, qui est lisible comme une réécriture de Colère de Marie Vieux-Chauvet comme le rappelle Lindsey Scott dans son article « ‘A Rose by Any Other Name’: Amplifying Marie Chauvet’s Colère in Kettly Mars’s Saisons Sauvages ». Sa narratrice, 112 Vitiello, « Douceurs et violences dans l’écriture de Kettly Mars », 368. 113 Vitiello, « Douceurs et violences dans l’écriture de Kettly Mars », 368. 74 Nirvah et ses enfants, sont soumis à un assujettissement sexuel similaire à celui de Rose dans Colère. Dans son interview pour Ile en Ile, Kettly Mars précise l’importance de cette période dans son œuvre : Je m’intéresse à cette tranche d’histoire qui commence vers le début des années 1960, les années de mon enfance. J’ai une obsession de comprendre ce qui se passait à l’époque où j’étais gamine, où je vivais ma vie sans trop bien comprendre ce que c’était qu’une dictature, ces gens qu’on faisait disparaître, comment les gens vivaient dans les foyers, sous ce régime… De plus en plus, d’un point de vue d’écriture (même si c’est sporadique), ces souvenirs-là reviennent. Maintenant, je mets plus de focus sur cette période-là dans ce que j’écris. C’est l’objet de mon prochain roman d’ailleurs qui se déroule au début des années 60.114 Une préoccupation qui fait écho à celle de Marie-Célie Agnant. Expliquant que pour elle, l’écriture est un moyen de tenter de répondre à des questions restées sans réponse liées à son enfance en Haïti, elle déclare : « Mon enfance a été irrémédiablement marquée par le règne des Duvalier et la peur ». Ces auteures sont donc face à la question de la nécessité d’écrire à partir du silence assourdissant qui a caractérisé leur enfance sous le régime duvaliériste. Deux romans de Marie-Célie Agnant s’attachent de manière explicite à la période dictatoriale : Un Alligator nommé Rosa (2007), et Femmes au temps des carnassiers (2015), qui retrace les exactions de la dictature et la spécificité des violences faites aux 114 Il est vraisemblable que Kettly Mars se réfère au roman Saisons Sauvages paru en 2010 chez Mercure de France. 75 femmes en contexte dictatorial grâce à une fictionnalisation du parcours de la journaliste Yvonne Hakim-Rimpel qui sous la plume d’Agnant devient Mika Pèlerin. Joelle Vitiello et Jasmine Narcisse rappellent que la figure d’Yvonne Hakim-Rimpel, indissociable du supplice qu’elle a subi sous la dictature en représailles contre son courage et son éthique journalistique, bien que peu évoquée hors contexte haïtien, constitue une référence capitale pour de nombreuses auteures haïtiennes de cette génération. 2.4 : Le Livre d’Emma Le Livre d’Emma de Marie-Célie Agnant a la particularité de s’emparer de ce paradoxe auquel doivent faire face les écrivain/es haïtien/nes de sa génération, au sein même du récit. Le roman semble en effet narrativiser la question même de la rupture générationnelle liée à l’im/possibilité de la transmission par la parole face à l’irracontable.115 Publié en 2001, Le Livre d’Emma, le premier roman de l’auteure, retrace un processus de transmission vocalisé particulièrement complexe qui a des éléments autobiographiques importants puisqu’il scénarise la situation de traduction d’une femme haïtienne par sa compatriote et interprète, une fonction éminemment vocale que Marie- Célie Agnant a elle-même occupée auprès de femmes migrantes de la diaspora haïtienne au Canada, mais également auprès de la diaspora hispanophone, une langue qu’elle maîtrise également. Le récit a pour personnages principaux Emma Bratte, qui est détenue 115 On pense au roman Bain de Lune de Yannick Lahens, dont la narratrice est une jeune femme dont, au début du texte, on ne sait pas si elle est morte ou si elle a survécu à son agression. Au-delà du champ du littéraire, le film L’homme sur les quais de Raoul Peck, réalisateur haïtien né en 1953, retrace une enfance sous la dictature duvaliériste, passée à tenter de faire sens face aux silences et à l’horreur qui l’entoure. 76 dans un hôpital psychiatrique après avoir tué sa fille, et Flore, sa traductrice. En préparation du procès, son psychiatre, le Dr. MacLeod, fait appel aux services de traductrice de Flore. En effet, Emma, bien qu’elle parle couramment français, refuse de s’exprimer dans cette langue. Imitant la réclamation du droit à l’opacité de son personnage, Agnant ne spécifie jamais le nom de la langue qu’Emma et Flore ont en partage bien qu’on puisse imaginer qu’il s’agisse du créole haïtien. En plus du rapport à l’opacité, le texte emploie une poétique de l’enfermement où la voix et le son résonnent, révélant la vacuité des espaces et des corps. 2.5 : Fado Fado est le troisième roman de Kettly Mars, il paraît en 2010 et marque le début de sa collaboration éditoriale avec les éditions Mercure de France.116 Parmi les trois romans réunis dans ce corpus, Fado sans aucun doute est celui qui s'inscrit le plus visiblement dans un mode discursif èzilien. La protagoniste principale et narratrice porte le nom d'Anaïse qui est bien sur celui de la protagoniste de Gouverneurs de la rosée, mais également le nom de la fille d’Ezili Dantò. L’incipit du roman met la lectrice devant le fait accompli d'une métamorphose d’Anaïse en son alter-ego Frida, sur fond d'écoute la voix d’Amalia Rodrigues, par deux amants, Anaïse/Frida et son ex-mari Léo, dont elle a pu s’attirer à nouveau le désir, grâce à cette métamorphose. Le prénom Frida nous 116 Le premier roman de Kettly Mars Kasalé paraît en 2003 aux éditions haïtiennes Imprimeur II, puis est à nouveau édité par la maison d’édition française La Roque d’Anthéon. Il est enfin être publié à nouveau par la maison d’édition Vents d’ailleurs en 2007. Son second roman l’Heure hybride paraît chez Vent d’Ailleurs en 2005 puis est réédité par Mémoire d’encrier en 2018. 77 rappelle bien au nom « Ezili Freda », au même titre que la situation décrite au début du roman, où Léo se trouve pris dans un désir insatiable et inexpliqué pour son ex-femme dont il ne sait pas qu’elle est à présent aussi Frida. La notion d’un pouvoir de séduction inextinguible et d’un pouvoir issu de sa sensualité et sa sexualité est bien sûr fortement associé à Ezili Freda, comme également sa fureur devant la trahison amoureuse qui va contextualiser la fin du roman. La métamorphose initiée par Anaïse est le fruit d'une rencontre avec Bony, qui est à la fois un habitué des salons bourgeois de Port-au-Prince où Anaïse le rencontre, un proxénète propriétaire d'un bordel, le Bony’s dans les bas- fonds de Port-au-Prince, et un mélomane particulièrement habité par le fado portugais et la voix d’Amalia Rodriguez auxquels il initie Anaïse. Via son écoute passionnée du fado, Anaïse commence une métamorphose en Frida, qui est l’une des travailleuses du sexe qui travaillent au Bony’s. Mais les faveurs de Bony, comme celles de Léo, ne durent qu’un temps et la métamorphose d’abord libératrice prend un tournant tragique à la fin du roman. Écrit dans les paramètres du système discursif èzilien, Fado n'en est pas moins un roman qui explore les réalités sociopolitiques d'Haïti et la positionnalité des femmes haïtiennes au moyen d'une écriture de l'intime. A ce sujet Kettly Mars déclare dans son entretien avec le site Ile-en-Ile où elle révèle l’importance du vocal dans son travail : C’est toujours difficile de se voir soi-même comme écrivain. Ce qui me motive, c’est cette voix que j’ai trouvée, sans doute le condensé de toute une expérience, de toute une vie, d’un tas d’influences. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe à l’intérieur des gens. Ce qui fait l’intérêt du récit, c’est justement comment les gens vivent de l’intérieur : les circonstances de leur vie, les circonstances qui dépendent d’eux, ce qu’ils subissent et, plus particulièrement, Haïti. 78 Les remarques de Mars sur l'écriture comme la transcription de « cette voix que j'ai trouvée » rappellent la description de Marie-Rose François sur son travail vocal en tant que Manbo. Mars contextualise Fado dans le cadre d'un moment d’insatisfaction particulière dans sa trajectoire de femme haïtienne en butte à des limitations devenues particulièrement frustrantes: Fado aussi reflète un moment particulier de ma vie où ça me sortait de partout cette affaire d’être femme, d’être épouse, d’être mère, d’être écrivaine, de vouloir m’enfuir de ce pays qui est en train de m’étouffer. Ce roman est sorti comme une délivrance. Et d’une certaine façon, il reflète ce que beaucoup de femmes vivent dans notre société. Parfois, on n’écrit pas les livres, on les subit, ils nous écrivent. 2.6 : Pratiques vocales et musicales et écritures J'ai déjà fait référence au fait que Marie-Célie Agnant et Kettly Mars envisagent leur œuvre littéraire en écho avec celle de Marie Vieux-Chauvet et comme dans le prolongement vibratoire littéraire de celle-ci. Mais ces auteurs ont également en partage un rapport particulier à la voix et à la musique, et, dans le cas de Marie-Célie Agnant et Marie Vieux-Chauvet à la performance vocale scénique. Dans le passage retranscrit plus haut, Mars envisage son processus d’écriture comme celui d'une exploration de cette « voix qu'(elle) a trouvée ». Dans ses romans, en particulier dans l’Heure hybride et dans Fado, le monde sonore et les technologies de la reproduction de la voix comme la radio ou le téléphone, jouent une place prépondérante dans des scénographies de l'écoute où le passage de la voix et sa poétique s’emparent du roman. 79 L’engagement dans des pratiques vocales diverses de la part de Marie Vieux- Chauvet, qui est bien sûr également dramaturge, est à présent connu. À ses heures comédienne, Marie Vieux-Chauvet adorait chanter, ce qui explique peut-être l'adoption de son premier pseudonyme pour sa pièce La Légende des fleurs qui était Colibri. J'ai signalé plus tôt le scepticisme connu de l’auteure face aux partis et organisations politiques tels que le parti communiste ou les organisations féministes qui lui étaient contemporaines, pourtant plébiscités par d’autres auteures. Kaiama Glover interprète à juste titre cette réticence comme une circonspection de la part de l'auteur vis-à-vis de ces organisations et une ambivalence vis à vis de l’engagement politique partisan qui contraste avec la dimension politique de son œuvre. Néanmoins, les observations de Kaiama Glover ne prennent pas assez en compte un engagement à la fois primordial et politique sans être partisan de la part de Vieux-Chauvet, dont je propose qu’il est à chercher du côté de son engagement du côté du vocal. En effet, chez Chauvet, on peut dire que « le vocal est politique ». Les études sur Marie Vieux-Chauvet révèlent que cette dernière a maintenu tout au long de sa vie un engagement envers des pratiques vocales collectives sous la forme de ses salons littéraires secrets qu’elle a maintenus à sa résidence tout au long de la première décennie de la dictature duvaliériste comme le montre l'ouvrage En amour avec Chauvet où témoignent certains de participants tels qu’Anthony Phelps. Poètes, romanciers mais aussi musiciens, les participants de ces salons qui tenaient de la Lodyans, se désignaient comme Les Araignées du soir, et Marie Vieux-Chauvet y était souvent la seule femme. Comme c’est le cas pour le rôle significatif qu’ont joué Paulette et Jane Nardal dans le mouvement de la Négritude grâce à leurs salons littéraires, la critique a tendance à minimiser l’importance des salons 80 littéraires secrets que Marie Vieux-Chauvet a maintenu au péril de sa vie et de celle de son entourage. Deux des poètes qui participaient ont été tués par le pouvoir duvaliériste, et plusieurs critiques pensent que Folie et son personnage d’un poète aux prises avec le pouvoir dictatorial est inspiré de la grande tristesse de l’auteure face à cette perte. Il est à mon avis primordial de prendre en compte ce qui apparaît chez Marie Vieux-Chauvet comme un engagement vital et politique lisible comme une praxis féministe afro-sonore établie en dehors des systèmes hégémoniques que sont les partis et organisations politiques, sous forme des intimités vocales développées dans ces salons. Cet engagement du côté du vocal, au sein d’une perspective chauvesque où « le vocal est politique », permet également de mieux comprendre son choix de la chanteuse opératique Minette comme protagoniste principale pour son historiographie alternative de la révolution haïtienne avec Danse sur le volcan. Marie-Célie Agnant est sans aucun doute l’auteure de ce corpus qui est la plus engagée dans une multiplicité de pratiques vocales artistiques ou professionnelles, une praxis polyvocale qui informe son approche du littéraire. Dans son entretien avec Ile en Ile elle rend compte de l’influence de sa pratique théâtrale sur son approche du littéraire : J’ai été influencée à travailler ce dépouillement du texte par les années avec le Bread and Puppet Theater de Peter Schumann. J’ai commencé à fréquenter le théâtre du Bread & Puppet à partir des années 1980 et j’y ai beaucoup appris, en particulier que le théâtre doit être absolument libre et savoir même se passer des décors. Il m’arrive de produire quelques textes, des sketches principalement pour des activités spéciales, une manière de rester liée à un art à la pratique assez difficile à cause des conditions de production. 81 Parallèlement à sa pratique théâtrale, Marie-Célie Agnant est également conteuse. Elle participe régulièrement à des festivals de conte au Canada et à l’international. Elle anime régulièrement des séances et ateliers de contes dans une dimension translinguistique— elle parle couramment français, créole haïtien, espagnol et anglais—et intervient notamment en milieu scolaire. Elle a également longtemps été traductrice auprès d’une communauté migrante essentiellement féminine, une fonction qui est sans doute l’un des points de départ du Livre d’Emma, et de sa protagoniste Flore, occupant la fonction d’interprète. Son rôle d’interprète auprès de femmes migrantes dans une situation de vulnérabilité explique l’ancrage de ses œuvres dans la réalité sociale contemporaine où se trouvent explorés les thèmes de l’exclusion, de la solitude, du racisme, de l’exil, tels qu’ils se présentent en particulier pour les femmes racisées. 2.7 : Un corpus féministe, de quels féminismes se réclament ces auteures ? Si la grille de lecture que je déploie dans ce projet est celle d’une critique féministe postcoloniale et queer of color, il est important de signaler que les auteures de ce corpus se situent à des distances différentes vis-à-vis des féminismes qui leur sont contemporains. Comme je l'ai soulevé plus tôt, Marie Vieux-Chauvet s'est tenu à l'écart des organisations féministes haïtiennes en particulier. Cependant, cela ne veut pas dire qu’elle ne se positionne pas comme féministe d'un point de vue idéologique. Sa correspondance avec Simone de Beauvoir et l'influence primordiale qu’a exercée l'œuvre de cette dernière sur les travaux Marie Vieux-Chauvet tendent au contraire à indiquer que, si elle n’était pas militante, celle-ci s’inscrivait dans une pensée féministe dans son 82 œuvre, un positionnement que les études récentes sur l’auteures tendent à confirmer. Le positionnement de Kettly Mars est relativement similaire à celui de Marie Vieux- Chauvet. Comme beaucoup d'auteurs de sa génération, elle se réclame du féminisme dont elle s’outille pour l’écriture de ses textes littéraires, sans pour autant s'inscrire dans un engagement politique militant auprès d’organismes féministes identifiés. Par contraste, Marie-Célie Agnant revendique le plus clairement un positionnement féministe : « Dans tout mon travail, on sent cette empreinte de militance très active ». Dans son entretien avec ile-en-ile.org, Marie-Célie Agnant attribue cette militance et ce positionnement à son introduction à la pensée féministe noire étatsunienne, une pensée qui l’accompagne depuis plusieurs décennies : « Les influences sont nombreuses, mais je connais peu de la littérature américaine, même s’il y a quand même quelques auteurs contemporains comme Toni Morrison, Alice Walker, Angela Davis et d’autres penseurs que j’ai appris à connaître à partir des années 1970 ». Néanmoins, on peut penser que ses activités professionnelles en tant qu’interprète auprès de migrant/es ont pu jouer un rôle déterminant dans sa militance. 83 Chapitre 1 : Troubles117 dans la voix Liz McComb ou la quête du trouble : Je sais que j’étais accompagnée ce soir-là, et pourtant je n’ai aucun souvenir d’y avoir retrouvé mon amie Hawa. Aucun souvenir non plus du public de l’opéra de Lyon. Juste le souvenir de mon trouble, puis de de ce basculement, de cette conviction qu’il n’y a de vrai que ce qui s’est joué là, devant moi : le défi que me pose cette voix, ce chant, celui de Liz. Elle se donne lors d’un encore où elle revient sur scène, seule, sans son bassiste ou son batteur, transportée, transpirante, à bout, comme écartelée par sa propre voix et révélant la magnitude de ce qui la chante. Vulnérable au milieu de la foule, invincible. J’entre à 19 ans, dans la salle de concert en tant que spectatrice, j’en ressors convertie en chanteuse. Il ne peut plus y avoir que cette quête-là. Quand on voyage avec des textes, on oublie souvent cette lecture-là, cette lecture précieuse, la première. On s’éloigne peu à peu de l’état dans lequel le texte nous laisse. Or quand je tente de me ressaisir de cette émotion première, il y a quelque chose de l’ordre de la plongée dans un monde et un mode du trouble à la lecture de ces trois romans. Le trouble touche à ce que ces textes font à la lectrice. C’est donc par l’instabilité, la profondeur et l’ivresse du mot trouble118 que je souhaite commencer l’écoute de ces textes. 117 Ce titre fait bien sûr référence à Trouble dans le genre de Judith Butler. 118 Toutes les définitions du mot trouble sont tiré du site du dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/trouble/79999. 84 Ce n’est pas une instabilité volatile, celle d’un feu ravivé par le vent. Le trouble, comme les textes à l’écoute, a à voir avec l’eau, ses remous, ses profondeurs, les plis et replis de ses vagues, les particules qui la troublent. Dans son sens médical, le trouble est « une perturbation dans l'accomplissement d'une fonction physique ou psychique, pouvant se manifester au niveau d'un appareil, d'un organe, d'un tissu ». Les textes réunis sont ponctués d'aphonies, de mutismes, impossibilités de dire, complaintes, litanies, ressassements, cris, amputations de la langue et autres dysphonies paralysantes.119 La voix quand elle nous parvient, nous parvient souvent au travers de ses maux. C’est donc par ces troubles de la voix, tressés à même le texte, que je choisis de commencer cette étude. Au sens psychanalytique, le trouble est un langage. Et si pour Leriche « La santé, c’est la vie dans le silence des organes »,120 « le symptôme est un dire » dans la pensée freudienne.121 Sous sa forme nominale, le trouble est cet « état d’inquiétude, de confusion ou d’émotion » dans lequel on dit communément qu’une personne se trouve « plongée ». Sous sa forme adjectivale, « trouble » désigne un liquide qui n’est pas limpide « par suite de la présence de particules en suspension ». 119 Bien que cela sorte du cadre de cette dissertation, il est important de signaler l’importance de la figuration de l’aphonie dans l’œuvre d’Edwige Danticat, notamment dans Brother, I’m Dying paru en 2007 où l’écrivaine envisage le rôle d’interprète qu’elle a joué tout au long de son enfance en Haïti pour son oncle qui avait subi une laryngectomie comme ayant joué un rôle majeur dans son projet littéraire. 120 Olivier Bézy, « ‘La santé c'est la vie dans le silence des organes’ », La revue lacanienne, vol. 3, no. 1, 2009, pp. 47–50. 121 Dominique Noël, « Le symptôme dans tous ses états », Figures de la psychanalyse, vol. 19, no. 1, 2010, pp. 131–140. 85 La polysémie du trouble va des eaux rendues opaques, de l’émoi amoureux à la stupeur de l’effroi. Mais troubler c’est aussi « altérer la limpidité, la transparence de quelque chose », une activité toute èzilienne. À ce propos, dans ses remarques sur les propriétés discursives d’Ezili qu’elle utilise pour suivre la figure de la « mulâtresse concubine libre/libérée » (the « Fre(ed) Mulatta Concubine »), au Sénégal, en Nouvelle Orléans et en Haïti aux 18ème et 19ème siècles, Linda Ze Winters rappelle « la capacité qu’a [Ezili] d’’emmêler et brouiller’ toute binarité » (« [Ezili’s] ability to ‘entangle and blur’ binaries »).122 Le Larousse nous donne généreusement l’exemple d’une eau stagnante que l’on trouble en en « remuant la vase ». Au sens figuré, l’épithète trouble qualifie aussi « ce qui contient des éléments obscurs, équivoques ». Dans Trouble dans le genre, Judith Butler fait le travail d'altérer la sédimentation accumulée des représentations de la sexualité et du genre au sein du cadre de pensée hétéronormatif.123 Dans le corpus ici réuni, les textes opèrent eux aussi leurs propres altérations du limpide, de ce qui semble transparent. Enfin, ce qui trouble perturbe le cours d’une vie, d’une relation amoureuse ou familiale. Dans ces cas, c’est souvent la voix, ce flux qui fait passage de soi à soi, de soi à l’autre, de soi aux mondes, qui est porteuse de ce trouble. La voix a à voir avec le trouble. 122 Lisa Ze Winters, Mulatta Concubine: Terror, Intimacy, Freedom, and Desire in the Black Transatlantic (Athens: University of Georgia Press, 2018), 21. 123 Dans l’introduction de cette thèse doctorale ainsi que dans le chapitre 3, j’aborde la question des transcendances des identités genrées au sein du texte èziliphonique. 86 1. Les « bruits du texte » èziliphonique : paysages sonores et points de voix de l’incipit Il y a toujours plus dans la voix qu’on ne sait qu’il y a. (...) Entendre, c’est toujours entendre plus qu’on ne sait qu’on entend. Henri Meschonnic, « Le Théâtre dans la Voix » 1.1 : « Des affinités sonores » aux « bruits du texte » A lire, l’un à la suite de l’autre, les incipit124 de ces trois romans, on traverse plusieurs sphères temporelles, spatiales, sociales, visuelles et sonores. On passe d’une scène de foule sur le port du Saint-Domingue prérévolutionnaire de la fin du 18ème siècle, à un huis-clos dans un service psychiatrique dont l'hôpital est perché sur la rivière Sainte-Catherine pour finir, en revenant à Port-au-Prince, par l’intimité de la chambre de deux amants qui viennent d’y faire l’amour, absorbés dans l’écoute de la voix d’Amalia Rodrigues. Suivre la trace du vocal dans ces incipit, ou comme le propose Serge Martin y lire les « poétiques de la voix »125 qui s’y déploient, c’est percevoir dans le texte littéraire, un monde sonore à entendre autant qu’à voir et à ressentir.126 Dans son article pour le Sound Studies blog intitulé « Hearing the Tenor of the Vendler/Dove Conversation: 124 Le mot « incipit » désigne les premiers mots d’un manuscrit ou d’un ouvrage. 125 Voir introduction, page 11. 126 Serge Martin, Voix et relation : Une poétique de l'art littéraire où tout se rattache. 87 Race, Listening, and the ‘Noise of Texts’ », Christina Sharpe explique sa réaction à la lecture des propos de Fred Moten sur le cri de Tante Hester/Esther dans les mémoires de Frederick Douglass une analyse qu’il explore dans In the Breaks.127 Depuis cette lecture de l’analyse de Moten, Sharpe explique qu’elle est de plus en plus consciente que « le monde auquel le texte (littéraire) fait référence est un monde plein de sons qui lui sont particuliers, beaucoup de ces sons ne sont plus présents dans le monde contemporain » (« the world that the text references is a world filled with sounds peculiar to it, many of which may no longer be present in our contemporary world »).128 Ici, Christina Sharpe nous donne la possibilité d’apprécier l’un des privilèges du texte littéraire qui nous permet d'avoir accès à un monde sonore disparu. Ceci est d'autant plus troublant en ce qui concerne des périodes de l'histoire où les technologies mécaniques de reproduction du son n'existaient pas encore, comme c’est le cas dans La Danse sur le volcan. Dès lors, le texte littéraire apparaît non seulement comme un espace imaginaire visuel mais comme un espace d'écoute de mondes et de sons évanouis. La matérialité sonore de ces mondes, de « ce passé, qui ne passe pas » selon l’expression de Toni Morrison dans Beloved ; cette expérience de l’esclavage, est ainsi reconstruite, reconstituée dans ces textes qui explorent le vécu de l'esclavage en mettant plus particulièrement l'accent sur l’affect, sur le ressenti. La proximité entre le mot « son » et « sont » du verbe « être » au pluriel du présent de l’indicatif est parlante. Elle nous rappelle le fait que le son n’est jamais unique, 127 J’aborde le sujet de cette analyse critique de Moten et le concept de « substance phonique » qui lui est associé plus tard dans ce chapitre. 128 Christina Sharpe, « Hearing the Tenor of the Vendler/Dove Conversation: Race, Listening, and the ‘Noise of Texts’ », Sound Studies Blog, January 23, 2012, https://soundstudiesblog.com/2012/01/23/hearing-the-tenor-of-the-vendlerdove-conversation-race- listening-and-the-noise-of-texts/. 88 que le son existe toujours dans une multitude de dimensions, d'espaces spatio-temporels, d’harmoniques et de résonances résiduelles et textuelles. Encore faut-il pouvoir l’entendre. Lors de ses discussions avec ses élèves autours des transcriptions discordantes des discours de Sojourner Truth, selon qu’elles sont le fait d’un-e auditeur-e-s noir-e-s ou blanc/hes, Sharpe amène ses élèves à penser la question de la relation entre le monde sonore et les représentations raciales, et la manière dont les affinités sonores viennent à se constituer. Cela l’a amenée à prendre conscience de la co-constitution racialisée129 des mondes visuels et sonores : Maintenant que j’ai vraiment commencé à m’intéresser à cela, les textes sont devenus des endroits beaucoup plus bruyants. Espaces blancs et marques noires se sont transformés en endroits à lire autant qu’à entendre. L’approfondissement de ma réflexion autour des affinités et communautés sonores m’a aidée à commencer à comprendre comment le son forme le visuel, et le visuel forme le son. And now that I’ve really begun to consider it, texts have become much noisier places; the white spaces and black marks becoming places for reading and hearing. Thinking more deeply about sonic affinities and communities has helped me really begin to understand how sound shapes sight and sight shapes sound.130 129 Voir note 132. 130 Sharpe, « Hearing the Tenor of the Vendler/Dove Conversation », blog. 89 Dans The Sonic Color Line, Jennifer Stoever met en évidence le fait que le son et la voix sont loin d’échapper au champ des discours racialisants,131 bien qu’ils soient peu analysés en tant que tels. En analysant en particulier les circonstances des violences policières qui touchent les personnes racisées132 de manière disproportionnée aux États-Unis, Stoever met en évidence la manière dont les modes de perception socialement construits du son et de la voix jouent un rôle important dans le maintien des systèmes de domination et d'oppression raciale (et genrée).133 Cette « ligne de couleur sonore » est pour Stoever la ligne à partir de laquelle, le sonore et le vocal nous parviennent. S’inspirant des constats sur le visible que fait Merleau-Ponty, Meschonnic fait un constat similaire concernant la voix et le sonore : « Une voix suppose ce que c’est d’entendre, et ce qu’est une écoute ».134 Nos écoutes, comme reflet de nos subjectivités, sont aussi socialement construites que nos conceptions du temps et des espaces dans lesquels le monde sonore résonne. Il y a donc, dans nos lectures du sonore et du vocal perçus au sein du texte littéraire, à repenser nos écoutes et élargir nos modes de perception pour que les mondes sonores qu’ils portent puissent nous parvenir. Cette reconstruction de nos écoutes est facilitée par la poétique du trouble que travaillent ces incipit, et leurs « bruits ». Celle-ci nous parvient grâce à trois éléments tissés les uns aux autres. C’est tout d’abord la 131 Voir note 132. 132 Dans cette dissertation, le terme « racisé/e » désigne la condition d’une personne victime de racisation, c’est-à-dire qu’elle est assignée à une race du fait de certaines caractéristiques subjectives. Par extension, le terme peut désigner une personne non blanche. Le terme « racialisé » du verbe « racialiser » est similaire et désigne ce à quoi on a donné un caractère racial. 133 Jennifer Lynn Stoever, The Sonic Color Line: Race and the Cultural Politics of Listening (New York: New York University Press, 2016), 10. 134 Henri Meschonnic, “Le Théâtre dans la voix,” Penser la voix: chant-communication-linguistique clinique-littérature-musique-peinture-psychanalyse-théâtre (Poitiers : UFR langues littératures, 1997), 27. 90 thématique de l’eau imbriquée à la traite esclavagiste et ses survivances que Saidiya Hartman a nommées « les survivances de l’esclavages » (« the afterlives of slavery ») dans son étude Scenes of Subjection : Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth- Century America.135 Mais elle nous parvient également grâce à la thématique de la rencontre amoureuse et/ou sexuelle passionnée elle-même associée aux relations de pouvoir et d’exploitation qui sous-tendent ces relations. Enfin elle nous parvient via un vocal défait de sa transparence et rendu à son opacité, conjugué qu’il est avec un mode musical qui accompagne et marque le texte, de façon prosodique. Il s’agit du genre opératique dans l’incipit de la Danse sur le volcan, du blues dans l’incipit de Le livre d’Emma et du fado dans l’incipit de Fado. Grace à ces éléments, ces incipits re/mettent le trouble dans la voix. 1.2 : Paysage sonore colonial : les dissonances des « intimités monstrueuses » dans l’incipit de La Danse sur le volcan En ce jour de juin, le Port-au-Prince, en liesse attendait sur les quais l’arrivée d’un nouveau Gouverneur. Depuis deux heures, les soldats rangés sous les armes tenaient en respect une foule immense d’hommes, de femmes et d’enfants de tous types. Les mulâtresses et les négresses groupées, comme de coutume, à l'écart, avaient tout mis en œuvre pour rivaliser d'élégance avec les créoles blanches et les européennes. Les jupes de calicot, rayées ou fleuries, des affranchies frôlaient 135 Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (New York: Oxford University Press, 1997). 91 quelquefois avec ostentation les lourdes jupes de taffetas et les gaules de mousseline vaporeuses et transparentes des blanches. Les seins, que voilaient à peine, de part et d’autre, de légers et transparents corsages, attiraient les regards heureux des hommes habillés, malgré́ la terrible chaleur de cette matinée d'été́, d'habits de velours, de jabots plissés et de redingotes aggravées de gilet. Sous leurs perruques bouclées, ils suaient plus que des esclaves. Aussi quelle joie pour eux quand les femmes, pour se pavaner, jouaient de l’éventail ! Les bijoux qui paraient les doigts de pied des femmes de couleur auxquelles une nouvelle loi avait interdit de porter des chaussures les rendaient encore plus originales et plus désirables. Les blanches, à la vue de ces pieds endiamantés, regrettaient d’avoir exigé le nouveau règlement contre « ces créatures » qui, osaient les imiter dans leur habillement et leurs coiffures. (...) De temps à autre, de grands éclats de rire fusaient en cascade. Pourtant, cette bruyante gaieté n'était pas sincère car les regards étaient pleins de mépris, de haine et de provocation. Entre les femmes de Saint-Domingue, la rivalité avait soulevé une lutte à mort qui régnait d'ailleurs à cette époque au sein de toute chose (…). Cet état de choses ajouté au mécontentement des affranchis et à la muette protestation des nègres d'Afrique traités comme des bêtes, créait une tension perpétuelle qui alourdissait étrangement l'atmosphère. […] Devant les vitrines des bijoutiers et des parfumeurs, on s'attardait en riant et les femmes acceptaient avec des regards prometteurs les cadeaux des hommes. Des groupes d'esclaves enchaînés 92 passaient, conduits par leur maître et de temps à autre, on entendait le claquement d’un fouet cinglant un torse nu.136 Dans ce passage, le topos de la scène de l’arrivée du bateau colonial au port, fréquent dans le roman caribéen, croise celui de l’ouverture de l’Opéra. S’appuyant sur la structure de la tragédie grecque qui se joue dans un dialogue entre le chœur et les héros tragiques, l’opéra ouvre souvent sur une scène de liesse, où sont réunis tous les figurant-e-s en un chœur. De cet air collectif souvent enjoué émerge, par contraste, la figure singulière tragique. Il ne fait pas de doute qu’au moment de l’écriture du roman, Marie Vieux- Chauvet est influencée par l’imaginaire opératique et ses structures narratives dans la mesure où le roman montre une connaissance approfondie de la scène théâtrale de Saint- Domingue puisée entre autres dans les travaux de Fouchard dans Le Théâtre à Saint- Domingue, travaux dont la romancière narrativise les détails avec précision. Elle prend par exemple soin de rappeler qu’en cette fin de dix-huitième siècle, à Paris comme à Saint-Domingue, le statut d’artiste ne va pas sans une certaine stigmatisation, les artistes sont exclu-e-s de certaines formes de citoyenneté, comme celle du droit d’être enterré-e en cimetière catholique. Comme dans l’ouverture opératique qui laisse exploser une joie trompeuse pour faire émerger le tragique, l’incipit du roman sème une confusion en jouant avec l'identité de la narratrice omnisciente et l'ambiguïté d’un point de vue/voix comme on le voit quand la narration décrit les vitrines, depuis la perspective des colons, révélée dans le 136 Marie Vieux-Chauvet, La Danse sur le Volcan (Paris: Plon, 1957; Paris / Léchelle: Maisonneuve & Larose / Emina Soleil, 2004; réédition avec une préface de Catherine Hermary-Vieille), 1–2. 93 sujet induit derrière le « on ». Ce point de voix/vu est confirmé dans la manière dont le sonore est perçu. Si les joutes vocales des femmes présentes font partie de la phonographie, seuls les coups de fouet sur le dos des esclaves sont transcrits dans le texte et pas leurs cris. Vieux-Chauvet inscrit ici à la fois la surdité du monde esclavagiste mais aussi le mutisme dans lequel est enfermée la personne esclave, désigné dans le texte comme « la muette protestation des nègres d'Afrique traités comme des bêtes »Dans le vocabulaire opératique, le terme d’exposition désigne les premières mesures de la partition qui introduit les thèmes musicaux et mélodies récurrentes. Considéré comme fonctionnant comme une exposition opératique, cet incipit présente un paysage sonore colonial où émergent les tensions de la « Libertine Colony » (Colonie Libertine) décrite par Doris Garraway, ou encore les monstrueuses intimités (« monstrous intimacy ») décrites par Christina Sharpe,137 au sein d’un paysage sonore et visuel dont la dissonance est révélée par exemple dans la phrase « on sentait planer dans l’air une sorte de menace » qui traduit le « point de voix » des colons mais aussi la tension de la dissonance. En effet les premières lignes nous présentent la matérialisation d’une ligne de couleur protégée par les soldats armés, ligne qui sépare les individus et maintient les femmes racisées « les mulâtresses et les négresses » « à l’écart » Dans « Femmes of Color, Femmes de Couleur: Theorizing Black Queer Femininity through Chauvet’s La Danse sur le Volcan », Omise’eke Natasha Tinsley livre une analyse de cet incipit en s’intéressant à l’aspect homoérotique de cette déambulation vestimentaire et sensorielle/sensuelle de la part des femmes de couleur. Jouant sur la polysémie du mot « femme » qui en anglais désigne dans la communauté lesbienne africaine-américaine, une 137 Sharpe, « Hearing the Tenor of the Vendler/Dove Conversation ». 94 femme qui se présente de manière féminine, par opposition à la lesbienne butch, Tinsley avance que les femmes de la diaspora noire, sont toujours déjà « femmes » au sens anglais du terme, c’est-à-dire inscrites dans une marginalité par rapport à la féminité hégémonique blanche. Ceci permet à Tinsley de lire cette parade, cette effusion des signes de la féminité, telles que les poitrines dénudées pour contrer le manque de tissus coûteux, les bijoux aux pieds pour contourner l’interdiction faite aux affranchies de porter des chaussures, comme une manière de contrevenir aux assignations genrées véhiculées par la féminité hégémonique. Tinsley affirme ainsi : « incarner et transformer la féminité hégémonique signifie se réclamer d’un genre dont on a été expropriée dans les Amériques esclavagistes » (« embodying and transforming hegemonic femininity means staking claim to a gender that was legally expropriated in the slaveholding Americas »).138 Tinsley porte une attention particulière à la place du langage vestimentaire dans cette société où la parole est conscrite aux limites de l’assujettissement, rappelant que la démonstration de la maîtrise des assignations genrées hégémoniques fonctionnait également comme une manœuvre stratégique pour affirmer son statut de femme libre et se différencier du statut d’esclave, ou encore pour passer pour libre, dans le cas d’esclaves fugitives. Le paysage sonore est ici puissamment imbriqué au paysage visuel dans un passage qui laisse apparaître une saturation sensorielle, avec une chaleur intense, l’exhibition érotique du corps évoquée par les vêtements révélateurs et la scénographie d’une tension entre femmes blanches et femmes noires, s’arrachant l’attention des colons 138 Tinsley fait référence aux lois discriminatoires qui visaient plus particulièrement les femmes affranchies, comme l’interdiction aux affranchies d’être désignées par le mot « Madame ». Omise’eke Natasha Tinsley, « Femmes of Color, Femmes de Couleur : Theorizing Black Queer Femininity through Chauvet’s La Danse sur le volcan », Yale French Studies, vol. 128, 2015, pp. 131–45 [137]. 95 blancs. Dès la première page donc, Vieux-Chauvet, grâce à cette exposition opératique, met la lectrice au cœur d’un spectre sonore éminemment dissonant. D’un côté l’auteure nous laisse entendre les frôlements ostentatoires des jupes des femmes de couleurs contre celle des jupes plus luxueuses des femmes blanches. De l’autre, les cris réprimés des esclaves. Avec ce son dont la douceur est contrastée par l'ostentation, l’auteure convoque le champ sonore des sphères libertines du Saint-Domingue esclavagiste et ses cris de plaisir et chuchotements de séduction associés avec les cris de douleur qu’évoque cette économie racialisée de l'exploitation sexuelle du Saint-Domingue esclavagiste prérévolutionnaire. Les « bruits du texte » se situent aux extrêmes du spectre sonore et des intimités vocales qui les accompagnent. Les intimités vocales que le texte laissent entendre révèlent les paradoxes des dynamiques de pouvoir d’une société esclavagiste qui fut l’une des plus lucratives pour le pouvoir colonial français, mais aussi l’une des plus meurtrières. Si comme le propose Henri Meschonnic, toute prise de parole relève d’un combat, ce texte en révèle les ressorts. Avec la tension qu’il déploie au sein de son paysage sonore entre les femmes présentes, il donne à entendre des dynamiques de pouvoir qui contextualisent en particulier l’expression des femmes affranchies et des femmes esclaves dans la société esclavagiste de Saint-Domingue, dynamiques surdéterminées par le rôle de leur assujettissement sexuel en contradiction apparente avec un discours colonial qui chosifie le corps des femmes noires. Pour Doris Garraway, ces intimités contradictoires alliant « désir, sexualité et violence » au sein de l’ordre esclavagiste, loin de limiter l’impact des structures d’oppression, ont contribué à 96 renforcer l’idéologie et les pratiques de domination coloniale dans la Caraïbe francophone.139 1.3 : Les blues du bleu : ostinato du bleu et le « Passage du Milieu » dans l’incipit du Livre d’Emma C’est dans ce pavillon dressé face au fleuve que je rencontrai Emma pour la première fois. Pendant longtemps, elle n’avait pas eu de mots que pour décrire le bleu intense qui enserre en permanence un lambeau de terre abandonnée au milieu de l’océan, là où ses yeux s’étaient ouverts sur le monde.140 Les deux premières phrases du Livre d’Emma travaillent un trouble aquatique, une symbolique de l’eau, du bleu, du bateau qui au fil du récit devient un ostinato, un ressassement. Il ne s’agit pas d’une imagerie de l’eau qui indiquerait le voyage ou la liberté mais bien plutôt d’une imagerie oppressante, surplombante qui ici oblitère jusqu’au langage. Comme le rappelle Régine Jean-Charles, dans son article « A travers l’Atlantique noire : l’imagerie de l’eau dans les textes des femmes haïtiennes », l’imagerie de l’eau dans ce corpus n’est jamais neutre et charrie des significations à la fois multiples et contradictoires : « elle peut opérer comme une source de nouvelle vie et d’espoir tout autant que de mort et de désespoir. C’est un souvenir de chez soi et des eaux 139 Garraway, The Libertine Colony, 2. 140 Agnant, Le livre d’Emma, 7. 97 familières » qui reflète en même temps « les contradictions inhérentes dans les notions figées de l’identité haïtienne et de la diaspora, deux tropes fondamentaux de l’Atlantique noire ».141 Dans le cas de l’incipit du Livre d’Emma, l’imagerie de l’eau travaille aussi une certaine indétermination à la fois temporelle et spatiale qui vient troubler le besoin de repère du lecteur. Dans la première phrase, avec ce terme « pavillon » qui, dans son sens nautique, indique le guide du navire, associé au terme « dressé », l’auteure offre une image de puissance nautique à la fois phallique, statique et surplombante, pendant que le fleuve, le passage de l’eau et du temps, s’écoule. En même temps, si l’on peut imaginer en prolongeant la lecture et en tenant compte de la biographie de l’auteure, que le pavillon et le fleuve désignent un hôpital psychiatrique situé à proximité du fleuve St- Laurent, et que « le lambeau de terre abandonnée au milieu de l’océan »142 désigne Haïti, aucun élément géographique n’est spécifié dans l’incipit. Cette opacité narrative, palpable dès l’incipit, s’épaissit au fil du texte. Plutôt que de situer la narration d’un point de vue géographique donc, l’auteure plonge la lectrice dans la suspension de cette opacité, où ne subsiste que le contenu affectif du récit et la manière dont la narratrice vit les espaces auxquels elle se réfère, plutôt que leur cartographie officielle. Le registre aquatique est associé à une sensation oppressante qui pèse sur le langage même. L’auteure révèle cette tension dans une phrase dans laquelle va se jouer le récit : « Pendant longtemps, elle n’avait pas eu de mots pour décrire le bleu intense qui enserre en permanence un lambeau 141 Régine Jean-Charles, « À travers l’Atlantique noire: l’imagerie de l’eau dans les textes des femmes haïtiennes », dans Écrits d’Haïti : Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986–2006), sous la direction de Nadève Ménard, pp. 163–176 (Paris: Éditions Karthala, 2011), 175. 142 Agnant, Le livre d’Emma, 7. 98 de terre abandonnée ».143 C’est tout à la fois dans cette impossibilité et cette nécessité qu’a Emma de décrire ou de dire le bleu que va se jouer la rencontre de Flore avec Emma qui structure le récit comme le préfigure la toute première phrase.144 Cette rencontre tient du trouble à plusieurs égards. Il s’agit à la fois d’un trouble amoureux et passionné, puisque Flore est attirée par Emma comme le roman le révèle au fil du texte,145 mais aussi d’un trouble identitaire et existentiel. Le texte littéraire est à la fois l’espace où résonne la parole d’Emma qui rencontre enfin une écoute pleine, mais également l’espace où se produit le basculement de Flore dans le trouble de cette rencontre et la métamorphose qu’elle occasionne. Au-delà de l’association entre la couleur bleue et l’imagerie de l’eau, la confrontation entre la nécessité de verbaliser/vocaliser l'indicible et la polysémie du mot « bleu », qui de toute évidence, recouvre ici plus qu’une couleur, mais tout un monde émotionnel et mémoriel, évoque l’imaginaire bluesistique146 et l'indicible de ce que serait le blues dans une phrase comme « chanter le blues ». L’imaginaire bluesistique sur lequel je m’étendrai plus longuement dans le deuxième chapitre de cette étude, traverse le roman de manière implicite grâce à cet ostinato du bleu et « sa désespérance », mais également de manière explicite lorsque l’auteure évoque la chanson Strange Fruit de Billie Holliday dans un des monologues d’Emma 143 Agnant, Le Livre d’Emma, 7. 144 Agnant, Le Livre d’Emma, 7. 145 La dimension homoérotique est explorée au travers de la transcorporalité vocalisée, que j’approfondis dans le troisième chapitre et dans la conclusion. 146 « Bluesistique » est un adjectif formé à partir du mot blues qui fait référence à ce qui possède des caractéristiques appartenant au blues. 99 dans le chapitre « Tout ce bleu » dont le titre semble faire écho au « All Blues » de Miles Davis. 147 1.4 : La complainte ressassée de la voix dans l’incipit de Fado —C’est quoi cette musique ? —Un fado. —Ah!…, il fait Léo m’a finalement posé la question qui l’habite depuis quelques jours. Mais j’en lis plein d’autres dans sa tête. Je cherche ses yeux, il regarde ailleurs, perplexe. Je le déroute. Je ne semble pas souffrir. Il ne comprend pas que tant de choses aient pris sa place depuis qu’il ne vit plus avec moi. Tant de choses qui l’attirent mais dont il a aussi peur Comme ce Fado que j’écoute sans arrêt. La voix d’Amalia Rodrigues qui donne à ma chambre l’intensité des départs. La rumeur de la mer entre mes draps. L’océan si près qui peut emmener si loin, jusqu’au port de Lisbonne. Mon lit tel le Tage et mon corps tour de Bélem, témoins d’un destin funeste qui faisait voile sur le Bénin. Ces guitares laissant sur ma peau un parfum d’adieu insupportable.148 On ne dispose que de très peu d'éléments concernant le rapport de Marie Vieux- Chauvet à son écriture. Mais Marie-Célie Agnant et Kettly Mars s’expriment 147 J’approfondis cette intertextualité avec le morceau de Miles Davis dans le deuxième chapitre. 148 Mars, Fado, 13. 100 régulièrement sur leur processus en tant que romancières. Dans une interview parue dans l'ouvrage critique Écrits d'Haïti, Kettly Mars révèle qu’elle aime à prendre des risques dans l'écriture, tant d'un point de vue thématique que formel, ce qu'elle appelle « Affronter les outrances » Évoquant l'importance de la place de la sensualité dans son œuvre, elle ajoute que le rapport au trouble est un matériau important dans sa création littéraire : « J'aime forcer un peu les barrières du lecteur, le pousser dans ses retranchements en lui disant des choses qui le troublent, le dérangent et l’attirent à la fois, pour le porter à jeter un regard sur ses espaces intérieurs qu'il a peur d'aborder »149 Comme dans les deux autres incipits, la thématique de l'eau est présente et mise en relation à la fois avec la traite esclavagiste, grâce à la phrase « témoin d’un destin funeste qui faisait voile sur le Bénin », ainsi qu’avec ses survivances contemporaines comme l’indique « un parfum d’adieu insupportable ». Avec la phrase qui suit « ses guitares laissant sur ma peau un parfum d’adieu insupportable », l’auteure détourne le départ d’une symbolique aventurière et exploratrice pour le relier à la question de la souffrance insupportable, donc indicible. Elle l’associe également, au détour de la phrase, au registre du passionnel, du charnel dans une économie langagière qui commence la phrase dans un monde et la finit dans l’autre, qui rappelle celle de la chanson, et du Fado en particulier. On pense par exemple à la citation d’un des fados les plus connus dans le paratexte du roman : Le secret de qui est celui/celle que j'aime, Je ne le confesse même pas aux murs. 149 Mars, Écrits d’Haïti, 232–33. Voir notes sur l’auteure dans l’introduction et les autres extraits de cet entretien dans le deuxième chapitre. 101 (De quem eu gusto Nem as paredes confesso.) Alors que la première phrase du refrain commence par l’aveu de la romance, la fin de la phrase, semble à la fois clore les possibles sentiments amoureux et teinter ces derniers de la sentence du secret et du cynisme du jeu de l’amour où le plus important est de garder le pouvoir. Cette tension que l’on trouve à la fois dans l’incipit de Kettly Mars et dans l’extrait du chant qui amorce son texte, caractérise la portée tragique du genre musical du fado dont la complainte amoureuse cache le récit d’un arrachement géographique et culturel. Là où la référence à la vocalité bluesistique n’est qu’implicite dans l’incipit du Livre d’Emma, et de La Danse sur le volcan, les premières lignes de genre musical du Fado mettent en scène « le passage de la voix » au sein du texte littéraire cher à Serge Martin. Dans ces premières lignes, les personnages, dont nous apprendrons plus tard qu’il s'agit d'Anaïse/Frida et de Léo, sont introduits à la lectrice alors qu’ils sont plongés dans le trouble du passage de la voix d’Amalia Rodriguez. Le vocabulaire de la dramaturgie vient à l'esprit de cette scène d’ouverture, tant elle paraît puiser dans une grammaire cinématographique ou dramaturgique avec un incipit dialogué, puis l’entrée dans le monologue intérieur d'Anaïse/Frida aux accents de didascalies, « Je cherche ses yeux, il regarde ailleurs, perplexe ». C'est bien la mise en scène d'une écoute défaillante que le dialogue révèle avec le questionnement de Léo et la réponse énigmatique d’Anaïse. Ce n’est que le monologue intérieur d’Anaïse qui vient nous renseigner sur cette voix et Anaïse/Frida semble laisser Léo dans l’ombre, à dessein. Ces lignes mettent en scène en particulier la distance, l’écart différencié des protagonistes par rapport à cette voix 102 chantée et à son discours. Plus que les deux autres incipit donc, ce texte apparaît comme une phonographie au sens où Alexander Weheliye l'entend, rendant compte de la centralité du sonore dans la constitution des sujets afro-diasporiques. Le texte commence par la question de Léo qui signale son ignorance face à une musique inconnue, dont le langage d’une voix féminine implorante, formule des demandes aussi inquiétantes qu’insondables. Mais le texte souligne également qu’il s’agit d’une musique insolite dans le cadre de laquelle elle est écoutée ce qui permet à l’auteure de situer l’action tout en troublant ce besoin de positionnement géographique et temporel, comme dans l’incipit du Livre d’Emma. La thématique èzilienne du trouble de la séduction, de la tension entre désir et loyauté fonctionne à plein dans cet extrait. Dans la manière dont cette voix parvient de manière différenciée aux amants, il donne à entendre le décalage dans l’écoute, qui est aussi un décalage métaphysique et éthique. Léo est envouté par un désir soudain et passionné pour une Anaïse qu’il n’a pourtant pas hésité à quitter, dans l’amont du texte, lui préférant une femme qui puisse lui donner une progéniture. Il est possédé par un sentiment qu’il ne comprend pas et sur lequel il n’a pas de prise, envoûté par Anaïse, sans pour autant la comprendre, une interrogation qui perce dans son « C’est quoi cette musique ? ». De son côté, Anaïse, qui est secrètement aussi Frida, sans avoir besoin de traduction, comprend le langage du fado, comme elle comprend les tenants et les aboutissants de l'envoûtement qu’elle opère sur Léo. Le mot portugais fado signifie destin. À la lumière de cette traduction et du déroulement du récit, Léo apparaît comme une proie qui ne comprend pas que son sort, désormais entre les mains d’Anaïse/Frida, est déjà joué, et qui ne soupçonne pas le 103 courroux de celle qu’il adore sans la connaître, une situation souvent rencontrée par les adorateurs/trices d’Ezili comme le montre, par exemple, le récit qu’en fait la manbo Mama Lola / Alourdes narré par Karen McCarthy Brown dans Mama Lola : A Vodou Priestess in Brooklyn.150 L’ouverture du roman avec le passage de la voix au sein du littéraire rend la sensation de ce passage du vocal plus intense. Le pliage de la voix chantée dans la voix narrative sollicite l’imaginaire auditif de la part de la lectrice. Soit d’activation, au moment de la lecture, de la mémoire sonore, musicale et vocale du Fado, et de la fêlure caractéristique de ses grandes voix. Soit, de manière tout aussi fructueuse, l'identification avec la situation d’écoute de Léo, allant de pair avec la reconstitution de ce que pourrait être la texture de ce chant et de ce genre musical du fado. La lectrice est donc potentiellement plongée dans l’étrangeté et le trouble de l’absence de référent, ou dans l’étrangeté de l’accès à cette scène intime de ces personnages qui écoutent du fado en Haïti. Dans tous les cas, il sollicite à plein les possibles de décuplement de l’imaginaire que recouvre le langage musical, et l’univers de la chanson populaire en particulier, et évoque la multiplicité des influences culturelles et musicales qui traversent Haïti. Le passage du vocal chanté de l’incipit mobilise les possibilités spéculatives et fugitives du texte littéraire. D’un point de vue spéculatif, l’étrangeté du vocal nous propulse dans l’inconnu des métamorphoses d’Anaïse/Frida rendues possibles grâce à la voix et qui ont déjà commencé en amont du texte comme le suggère l’incipit.151 Du point de vue des fugitivités explorées dans l’incipit, l’extrait illumine ce que le chant peut dire 150 Karen McCarthy Brown, Mama Lola: A Vodou Priestess in Brooklyn (Berkeley: University of California Press, 1991), 220–257. 151 Mars, Fado, 13. 104 du désir et des possibilités d’évasion qu’il recouvre, mais, dans ces quelques phrases qui nous font passer par plusieurs pays, plusieurs états, plusieurs temporalités, il parcourt également toute la gamme des fluidités spatiales, temporelles, corporelles et affectives portées par le langage musical et vocal. 2. « À la voix, à la mort », voix assassinées : voix/voies des violences des femmes comme modes de déstabilisation du féminin 2.1 : Troubles vocaux et violence dans la fiction des auteures haïtiennes « A thinking woman sleeps with monsters. »152 Adrienne Rich Dans ses remarques sur la ventriloque et le mutisme dans la littérature des femmes caribéennes d’expression française, Éloïse Brière aborde la question de la violence qui occupe une place importante dans les romans écrits par des femmes caribéennes, au point que l'auteure considère qu’il s’agirait d’un « trait distinctif » de la littérature de ces auteures.153 La particularité du propos de Brière est qu’elle ne se contente pas de faire un lien entre la violence représentée dans les textes et le « silencing » des femmes 152 Adrienne Rich, Snapshots of a Daughter-in-Law, 1963. 153 Dans Ventriloquie et esclavage : du mutisme à la violence chez Marie-Célie Agnant et Fabienne Kanor Eloïse Brière contextualise les textes de Marie-Célie Agnant et Fabienne Kanor qu’elle examine en rappelant que l’arrivée visible des femmes caribéennes sur la scène littéraire est relativement récente. Elle rappelle que bien que les femmes caribéennes aient fait partie de mouvements littéraires antérieurs tels que celui de la négritude, dans la postérité du mouvement en particulier, les contributions des auteures de la négritude telles que Paulette et Jeanne Nardal ou Suzanne Césaire ont été largement invisibilisées, une invisibilisation également constatée par plusieures chercheuses telles que Elsa Dorlin ou Tracy Sharpley Wright. 105 caribéennes opéré par les institutions littéraires imbriqué au patriarcat (post)colonial. Elle ne se contente pas non plus d’attribuer cette violence au trauma de l’esclavagisme colonial qui a historiquement touché différemment les femmes caribéennes et a fait l’objet selon l’auteure d’« apories mémorielles » accompagnées d’un mutisme qui provoquerait «rage et fureur» chez les auteures auxquelles elle s’intéresse.154 Mais Brière conjugue ces phénomènes avec une réflexion historiquement située, entre, d’une part, la violence présentée sous la forme de tropes de la ventriloquie et de mutisme par les textes contemporains de femmes caribéennes, et d’autre part, la violence physique, psychique et symbolique portée à la voix des personnes en situation d'assujettissement. Ainsi l’auteure évoque-t-elle le Code Noir promulgué en 1686 comme « un texte qui exclut toute voix d’origine africaine, qu’elle soit masculine ou féminine ». Pour l’auteure, cette période coïncide avec le début d’une littérature esclavagiste où « la voix exotique de l’Autre est projetée dans le texte par un-e auteur-e esclavagiste » et fait ainsi disparaître le sujet subalterne en tant que locuteur/locutrice potentiel/le afin de « maîtriser le discours du peuple colonisé, comme on maîtrise son travail, sa progéniture ».155 Cela l’amène à définir de la manière suivante la ventriloquie en contexte colonial/esclavagiste : « Phénomène colonial, la ventriloquie va de pair avec le pouvoir colonial de nommer, de dire, l’histoire des peuples colonisés, suscitant la glottophagie des langues vernaculaires ».156 154 Brière, Ventriloquie et esclavage, 166. 155 Brière, Ventriloquie et esclavage, 166. 156 Brière, Ventriloquie et esclavage, 167. 106 Contextualisant plus avant ce qu’elle désigne comme la ventriloquie coloniale, Brière évoque la notion de « bilinguisme colonial » qui mène à la « glottophagie » coloniale. Elle rappelle qu’Albert Memmi désigne le bilinguisme colonial comme « une situation diglossique qui minorise la langue du dominé par rapport à celle du dominateur, lui réserve un espace de plus en plus réduit, une fonction de moins en moins efficace, jusqu'au point où se manifeste la glottophagie, qui comme l'indique le linguiste Louis Jean Calvet, entraîne l'occlusion de la langue du peuple colonisé. Brière souligne le fait que dans le contexte caribéen, la glottophagie ne résulte pas seulement du rapport colonial mais également de ce que Édouard Glissant désigne comme « le déportement », c'est-à-dire l'arrachement des individus du continent africain, qui coïncide avec l'arrachement culturel et linguistique éloquemment décrit par lui dans Poétique de la Relation : Ce qui pétrifie dans l'expérience du déportement des Africains vers les Amériques, sans doute est-ce l'inconnu, affronté sans préparation ni défi. La première ténèbre fût de l'arrachement au pays quotidien, aux dieux protecteurs, à la communauté tutélaire. Mais cela n'est rien encore. L'exil se supporte, même quand il foudroie. (...) Le troisième avatar du gouffre projette ainsi à la parole celle de la masse d'eau, l'image renversée de tout cela qui a été abandonné, qui ne se retrouvera pour des générations que dans les savanes bleues du souvenir ou de l'imaginaire, de plus en plus élimé. (...) Cette ascèse de traverser la terre-mer, qu'on ne sait pas être la planète Terre, sentant s'évanouir non seulement l'usage des mots, et non seulement la Parole de Dieu, mais l'image close de l'objet le plus 107 quotidien, l'image de l'animal le plus familier. Le goût évanescent du manger, l'odeur traquée de la terre ocre et des savanes.157 Pour Brière, c'est cette amputation qui laisse le terrain libre aux tropes de la ventriloquie, ajoutée à ce qu'elle identifie comme l'occultation et le refus d'intégrer l'histoire coloniale dans le récit national français, ou encore l'autre République, « non pas celle des droits de l'homme mais celle des cales est de la traite, reste occultée ».158 Brière envisage de récits d’auteures caribéennes porteurs de tropes ventriloques, comme des moyens de questionner cette « fracture coloniale » dont « les femmes caribéennes portent l'histoire et les marques au plus profond d'elles-mêmes ».159 En ce sens l'interprétation de Brière va dans le sens du constat d’historiennes féministes telles que Michèle Perrot, de la tension entre la grande et la petite histoire, pour qui le corps et l’expérience des femmes constituent une archive alternative, capable de retracer une autre version de l'histoire. Brière considère que c'est cette aporie mémorielle qui « enferme les femmes caribéennes dans la violence ».160 Cette terminologie est problématique dans la mesure où penser « la femme caribéenne »161 comme « enfermée » est une démarche totalisante qui semble sous-tendue par une idéologie binaire soumission/résistance qui présuppose un sujet féministe idéal. Comme le rappellent Valérie Andrianjafitrimo-Magdeleine et Marc Arino dans la préface de Iles/Elles : Résistances et revendications féminines dans les îles en 157 Glissant, Poétique de la relation. 158 Brière, Ventriloquie et esclavage, 138. 159 Brière, Ventriloquie et esclavage, 167. 160 Brière, Ventriloquie et esclavage, 167. 161 Ici je reproduis le singulier de « la femme caribéenne » employé par Brière dans d’autres passages de l’article. 108 s'appuyant sur les propos de Saba Mahmood, « le schéma binaire soumission/résistance relève d’une conception occidentale d’un idéal social téléologique et n’est pas universalisable ».162 Les remarques de Brière sur une violence qui caractérisait ces textes me paraît également contestable. La question que nous pose le croisement de la violence avec les textes des femmes caribéennes est peut-être celle de la perception d’une littérature comme violente au regard de l’identité des auteures. À partir de quand la littérature fait-elle violence ? Les femmes/auteures caribéennes, ont-elles autant le droit de rendre compte des violences qui traversent leurs expériences que d’autres ? La littérature ici constituée est-elle plus ou moins violente que le projet littéraire d'une Marguerite Duras ou d’une Annie Ernaux ? Et à quel titre ? Quels types de représentation informent les attentes de la part des critiques littéraires et du public concernant les auteures caribéennes ? Si la formulation de Brière concernant le supposé enfermement des femmes caribéennes mérite d’être questionné, il reste que la question des violences articulées aux expériences des femmes haïtiennes est centrale dans les textes du corpus. Celle-ci est souvent mise en lien avec celle de l’invisibilisation des expériences et contributions des femmes dans les représentations dominantes d'Haïti et de son histoire. Dans leurs romans, les auteures haïtiennes ont de toute évidence à cœur d’explorer la manière spécifique dont les violences systémiques qui traversent le pays ont touché et touchent plus spécifiquement les femmes haïtiennes. Loin de se contenter de systématiquement positionner les femmes haïtiennes en tant que victimes, elles mettent également au centre 162 Valérie Andrianjafitrimo et Marc Arino, eds., Iles/Elles : Résistances et revendications féminines dans les îles (Ile-sur-têt: Éditions K’A, 2015), 7. 109 de leurs projets littéraires les violences perpétuées par les femmes elles-mêmes, une entreprise qui met à mal les représentations genrées courantes d’un féminin synonyme de douceur ou du statut de victime. C’est le cas, de manières différenciées, dans chacun des romans de ce corpus, comme ce chapitre le montre. Mais c’est également le cas dans d’autres œuvres des trois auteures qui font l’objet de cette étude ainsi que dans le projet littéraire d’autres auteures haïtiennes. Si dans La Danse sur le volcan c’est l’expérience de l’esclavage vécue par les femmes haïtiennes qui est abordée frontalement, dans sa trilogie Amour, Colère, Folie, Vieux-Chauvet aborde à la fois la période de l’occupation américaine du début du 20ème siècle, mais aussi celle de la première dictature duvaliériste, en plaçant la question du viol et des violences sexuelles comme arme de terreur au centre des trois nouvelles. Quant à Marie-Célie Agnant, dans Un alligator nommé Rosa, elle aborde la thématique de la violence des femmes macoutes, criminelles de la dictature via son portrait de Rosa, sous les traits de laquelle on reconnaît la macoute tristement célèbre, Rosa Bosquet, qui fut l’une des incarnations les plus redoutables du pouvoir duvaliériste ou également discernable dans L’Echo de leur voix de Jan J. Dominique.163 Quant au roman La Mémoire aux abois d’Evelyne Trouillot, on y devine les traits de la veuve de François Duvalier. Dans un article de Edner Fils Décime paru sur le site Alter Presse en 2016 à l’occasion du colloque « de la dictature à la démocratie », organisé par l’École normale supérieure (ENS) de l’Université d’État d’Haïti (UEH),164 la sociologue haïtienne Sabine Carmelle Lilas Lamour rappelle que 163 Evelyne Trouillot aborde une thématique similaire dans La Mémoire aux abois, ainsi que Jan J. Dominique dans l’Echo de leur voix. 164 Edner Fils Décime, « Femmes macoutes, femmes invisibles de la terreur duvaliériste », Haïti-Mémoire, 4 juin 2014, http://www.alterpresse.org/spip.php?article16545#.W5yMcP5KgUR. 110 Les femmes macoutes (membre de la milice de la dictature des Duvalier) ne sont pas prises en compte dans la mémoire dictatoriale, parce que l’exercice de la violence par les femmes n’est pas socialement légitime et audible, compte tenu des attributs féminins dans la société patriarcale.165 La sociologue déplore un impensé du rôle des femmes dans les travaux sur le macoutisme et évoque les travaux littéraires des romancières Evelyne Trouillot et Marie-Célie Agnant comme rares disruptions de cet impensé. Pour la romancière Evelyne Trouillot cependant, ce n’est pas seulement la violence des femmes au sein du régime duvaliériste qui est un impensé, mais bien l’expérience des femmes haïtiennes dans leur ensemble. Il s’agit là d’un constat partagé par Myriam Chancy dont l’ouvrage dont les travaux conceptualisent l’invisibilisation de l’expérience des femmes haïtiennes au sein du récit national haïtien comme génératrice d’un trope de la présence/absence dans leurs textes, ce qu’elle nomme la culture-lacune « de cette marginalisation émerge un sens de la culture des femmes qui se définit elle-même au travers de sa mise sous silence. » (« from this marginalization emerges a sense of woman’s culture that defines itself through its silencing ».)166 2.2 : « Cette rage avait enflammé sa gorge et éteint sa voix » : Aphonie, torture glottophage et ressassements meurtriers : La voix noire émancipatrice mutilée manquante dans La Danse sur le volcan 165 Sabine Carmel Lilas Lamour, dans l’article cité en note 165. 166 Myriam Chancy, Framing Silence: Revolutionary Novels by Haitian Women (Rutgers: Rutgers University Press, 1997), 5. 111 En parallèle au genre du récit historique de la révolution, La Danse sur le volcan est souvent appréhendé sous l’angle du récit d’apprentissage d’une jeune « mulâtresse » ingénue qui, aux côtés de son mentor, la chanteuse créole Mme Acquaire, se transforme en une cantatrice lyrique accomplie brillant sur les scènes ségréguées des Théâtres de Saint-Domingue. Cependant, accompagnant et croisant l’apprentissage de la maîtrise du chant lyrique par Minette, qui sera abordé plus en détail dans le deuxième chapitre de cette étude, c’est aussi, et peut être surtout, le trope glottophage qui structure le fil narratif du roman avec le personnage de Joseph. La lectrice rencontre Joseph dès le deuxième chapitre lorsqu’il se propose comme précepteur à titre gratuit de Minette et de sa sœur Lise. Il devient ainsi une figure à la fois paternelle, fraternelle et formatrice de l'autre apprentissage vocal de Minette, c'est-à-dire l'apprentissage de sa voix politique. En effet, Joseph est le frère fictionnel de Vincent Oger, héros « mulâtre » de la Révolution Haïtienne. On apprend dès le deuxième chapitre que Joseph fait partie du cercle anti- esclavagiste de Lambert, et qu'à ce titre il enseigne à lire à des esclaves en cachette, une activité proscrite par le Code Noir, pour laquelle il risque d’être puni. Dans un passage du deuxième chapitre, tiré du monologue intérieur de Jasmine, la mère de minette et Lise, où nous est révélé son statut d'ancienne esclave gardé secret, elle fait un portrait de Joseph qui rappelle les qualités de la figure marassa issue de l'imaginaire vaudou : Et ce petit, ce Joseph qui les avait instruites, formées, comment ne l'aimerait-elle pas ? Il était entré dans leur vie si généreusement que son salaire ne pourrait consister qu’en cette affection qu'elle lui donnait. Ses yeux lui rappelaient ceux d'un homme qu'elle avait connu, il y a longtemps et dont elle ne se rappelait plus 112 du tout le nom et le visage. C'était, lui semblait-il, un vague souvenir qui arrivait par bouffée et qui s'éteignait aussitôt. Elle se disait seulement en le regardant quelquefois : « Ce petit a des yeux de quelqu'un que je connais, mais qui » et il lui semblait confusément qu'elle l’aimait tellement surtout à cause de cela.168 Ce passage souligne la manière dont le vécu de l'esclavage va de pair avec le trouble des relations de parenté, toujours menacées par le bon vouloir du maître. Mais il souligne aussi la manière dont les personnes esclaves ont reconstitué des systèmes de parenté, au- delà des parentés biologiques, notamment grâce à l'imaginaire vaudou. Le monologue de Jasmine révèle en effet une étrange parenté avec ce Joseph qu’elle considère comme un fils, et dont elle a de « vagues souvenirs » qui lui reviennent « par bouffée », des indications qui évoquent le monde du rêve, qui est celui grâce auquel les lwas se présentent aux individus. Dans « Marasa Elou : Marasa, Twins, and Uncanny Children in Haitian Vodou », Adam McGee explique que la figure marassa possède des connexions évidentes avec les cultes africains des jumeaux, et désigne une famille entière d'esprits. McGee explique que la figure marassa a des caractéristiques rappelant le miroir (« mirror-like qualities »), et a la capacité étrange d'occuper plusieurs existences, vivant/e, mort/e, les deux à la fois.169 Les figures marassa sont également connues pour leur pouvoir en tant que guérisseur et guérisseuse. L'engagement politique et anti- esclavagiste de Joseph, sous la forme des leçons de lecture qu’il donne aux personnes esclaves mais aussi aux discours qu’il tient dans des assemblées secrètes afin d'exhorter 168 Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, 15. 169 Adam McGee, « Marasa Elou: Marasa, Twins, and Uncanny Children in Haitian Vodou », in Gemini and the Sacred: Twins and Twinship in Religion and Myth, edited by Kimberly Patterton (London: I.B. Taurus, 2013). 113 les personnes esclaves à la révolte, font de Joseph une force de guérison dans le roman. La capacité qu’aurait Joseph, en tant que figure marassa, à occuper plusieurs états existentiels pourrait expliquer l'impression qu’a Jasmine de l'avoir déjà vu auparavant lorsqu'elle le rencontre pour la première fois. Joseph semble également se situer en marge du cadre genré hétéronormatif, un aspect également propre aux figures marassa. En effet, Joseph semble s'être retiré de l'hétérosexualité normative et exprime n’avoir aucun désir sexuel. Joseph exprime également qu'il aurait aimé devenir prêtre bien que son statut d’affranchi ne le lui permette pas, une aspiration qui achève de le placer du côté de la force de guérison et fait dire à Minette « mais toi, tu n'es pas un homme comme les autres » (75). Cette capacité de la figure marassa à changer de forme et à occuper plusieurs états simultanément est narrativisée grâce à la dimension du vocal dans une scène emblématique du roman où Minette entre en scène pour la première fois. Dans cette scène, la voix de Joseph figure sous la forme d’une prosopopée. La prosopopée est la voix divine désincarnée qui advient à la figure prophétique. Mais cette séquence qui présente une dissociation entre la voix de Joseph et son corps préfigure la tragédie vocale que va subir Joseph. Alors que Minette rentre pour la première fois sur la scène de la Comédie, elle est frappée à la vue du parterre composé exclusivement de colons dans la salle de théâtre ségréguée : On lui prit la main, on écarta des rideaux, on la poussa en avant et elle fut en scène. Elle regarda la salle et fut presque aussitôt éblouie. C'était comme si des milliers d'étoiles fulgurantes traversaient la pièce (...) Quand elle rouvrit les yeux, les étoiles avaient disparues, faisant place à des centaines d'hommes et de 114 femmes, des blancs, rien que des blancs, parés des plus somptueux vêtements. (47) Suite à cette vision, Minette est soudain frappée d’aphonie et se retrouve dans l’incapacité de « faire écho » à l'orchestre. Lorsqu'elle quitte des yeux le parterre des colons et fixe son regard sur les affranchi/es qui occupent la section qui leur est autorisée appelée le Paradis car elle se situe tout en haut du théâtre, Minette entend la voix désincarnée de Joseph qui lui parvient et lui vient en aide. Contrairement à Madame Acquaire, dont Minette perçoit la voix au début de l’extrait, Joseph ne peut pas se trouver en coulisses du fait de son statut d’affranchi, il s’agit donc d’une voix désincarnée qui se manifeste à Minette : Elle entendit la voix de Madame Acquaire qui lui chuchotait : —Déplace-toi, marche, lève les mains vers le ciel…. Tandis qu’elle obéissait mécaniquement, elle entendit la première note du violon à laquelle elle devait faire écho, elle ouvrit la bouche pour chanter mais aucun son ne sortit. (…) À cet instant, ses yeux quittèrent la salle somptueuse, trop éclairée et se portèrent plus au loin, en haut, vers les vingt-et-une loges secondaires où étaient assises les personnes de couleurs. Coincés, amassés, ils semblaient accrochés l’un à l’autre dans une immense solidarité qui lui fut soudain révélée. Un long frisson la parcourut. Ces coups de fouet, elle les entendait tomber à présent avec de grands bruits sourds, sur des milliers de dos saignants. A son oreille la voix de Joseph lui chuchota : —Dis-toi que tu joues ce soir une grosse partie, ta voix est ton arme et tu vas t’en servir. (48) 115 Suite à l’intervention de Joseph, Minette retrouve la voix : « Minette ouvrit la bouche, et cette fois sa voix s’éleva, cristalline, chaude et si ample que cette fois un long murmure parcourut l’assistance » (48). Lorsque Joseph est surpris en train d'enseigner la lecture par le pouvoir colonial, il est fait captif. Minette, qui a rejoint le cercle de Lambert, met tout en œuvre pour le faire libérer, n'hésitant pas par exemple à demander à son amie Nicolette de procurer des services sexuels à un colon pour obtenir sa libération. Lorsque Joseph est enfin libéré, Minette fait la découverte traumatique de la torture qu’il a subie. —Joseph ! s'exclama Minette. Elle s'abattit contre lui en pleurant de bonheur. Puis, lui prenant le visage entre les mains : —Mlle de Caradeux a tenu sa promesse. Quand t’a-t-on libéré ? Il avait changé. Son visage était maigre et tiré. Il regarda Minette et sourit sans lui répondre. —Joseph ! hurla-t-elle, qu'est-ce que tu as, que t'ont-ils fait ? Il avait à la main un morceau de papier et un crayon. Il les regarda avec appréhension. Jasmine lui arracha le papier des mains et le tendit à Minette. C'était l'écriture de Joseph. Elle y lut cette courte phrase : « Ils m'ont coupé la langue. » —Non, non, hurla-t-elle encore, non, non… Elle se jeta par terre, à ses pieds, elle se mit à sangloter désespérément en répétant —Non, non ! Alors, elle fut prise d'une rage folle qui, parce qu'elle était impuissante se tourna vers elle. Elle s’arracha les cheveux, déchira ses vêtements, mordit son poing, et 116 se sentit comme folle (…). (262) La torture qu’a subie Joseph ne peut pas être envisagée uniquement sur le plan métaphorique. Ici l’auteure textualise les tortures subies par les personnes esclaves et rend compte des blessures et des souffrances de leurs « corpsesprits »170 et leurs survivances contemporaines en filigrane. Le fait que Marie Vieux-Chauvet choisisse de textualiser plus particulièrement cette forme de torture et d’en faire un arc narratif essentiel est néanmoins révélateur de la centralité de la textualisation du vocal dans cette œuvre. Dans cette scène en particulier, tout se passe comme si c’était Joseph qui était blessé mais Minette qui ressentait et exprimait la douleur de la blessure tant les émotions de Joseph sont peu répertoriées. En ce sens, Vieux-Chauvet confirme dans cette scène sa figuration de Minette et Joseph comme les deux facettes du double marassa, une lecture qui ne va faire que se confirmer au fil du récit. Mais la figure du personnage à la langue coupée relève également de la textualisation d’Ezili. En effet, comme je l’ai évoqué dans l’introduction, l’une des particularités des modes phonatoires d’Ezili Dantò lorsqu’elle chevauche l’un/e de ses serviteurs/servantes lors d’une cérémonie est qu’elle s’exprime souvent uniquement avec des onomatopées telles que des répétitions de « ké » ou « dey », car elle aurait eu la langue coupée au moment de la Révolution Haïtienne afin de garantir qu’elle ne parle pas. L’annonce de la torture qu’a subie Joseph est aussi l’occasion d'une exploration des paroxysmes émotionnels de Minette, traduits en particulier par le vocal. Minette passe ainsi du bonheur absolu « Elle s’abattit sur lui en pleurant de bonheur » à 170 Dans Bodyminds Reimagined: Dis)ability, Race, and Gender in Black Women’s Spectulative Fiction (Durham : Duke University Press, 2018), Samantha Schalk conceptualise l’utilisation du mot « bodymind » que je traduis par « corpsesprit ». Cette terminologie constitue une alternative à la binarité du corps / esprit du modèle cartésien : « Bodymind is a materialist feminist disability studies concept from Margaret Price that refers to the enmeshment of mind and body (...) the term bodymind insists on the inextricability of mind and body and higlights how processes within our being impact each other » (5). 117 la détresse de la fin de l’extrait où « elle se sentit comme folle », des extrêmes qui rappellent les paroxysmes émotionnels que connaît Ezili Freda. Cette palette émotionnelle qui rappelle également les paroxysmes de l'héroïne romantique, forme qui influence particulièrement le style du roman, comporte également une scénographie des attitudes corporelles de Minette, qui, alliée à l'exubérance du vocal, accentue les connotations opératiques de la scène et du récit. La trajectoire corporelle de Minette est celle d’une chute physique et émotionnelle : Minette « s'abat » sur Joseph, puis « se jette à terre » et est sous le coup d’une rage dont la gestuelle scande le texte « elle s’arracha les cheveux », « déchira ses vêtements », « mordit son poing ». Il s’agit aussi d’une chute en elle-même. Au-delà de cette forme de surenchère de l’émotion et du tragique où le texte semble toucher une limite de ce que peut le langage pour dire la souffrance physique et psychique, cette trajectoire de la chute du personnage central dans une souffrance et une rage qui la consume est métaphoriquement particulièrement efficace, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec l’aphonie qui va frapper Minette : Le lendemain, un dimanche, Minette refusa d'aller à la messe ; elle blasphéma et fit pleurer Jasmine qui se sauva en traînant Lise après elle. Elle revint accompagnée de Joseph. Minette était assise au salon, le visage dur et crispé. Joseph lui demanda de chanter en écrivant la phrase dans son carnet. Elle refusa, prétextant qu'elle était fatiguée. Il lui semblait que jamais plus elle ne pourrait chanter. Elle avait trop hurlé, trop sangloté. Toute la nuit, elle avait crié dans sa gorge : « Sales blancs, Sales blancs de Colons. » Cette rage avait enflammé sa gorge et éteint sa voix. Elle avait dix-sept ans mais il lui semblait qu'elle avait vécu une longue, longue vie de douleur et de révolte. (263) 118 La chute, le désastre émotionnel causé par le traumatisme de la découverte du supplice de Joseph menace le chant. Par la suggestion que Minette pourrait ne plus pouvoir chanter, Marie Vieux-Chauvet souligne la part émotionnelle du chant, l'adéquation qu’il nécessite entre le sujet chantant et le chant lui-même tout en questionnant également la possibilité du chant dans un contexte de torture des corps racisés. Mais, le texte inscrit également cette torture comme stigmate sur le corps de Minette : « Cette rage avait enflammé sa gorge et éteint sa voix » (263). La voix fantôme de Joseph va donc hanter à la fois le chant de Minette mais également la voix narrative de Minette et le texte lui-même. En parallèle de l’attention que le texte porte aux souffrances et cicatrices des corpsesprits des personnes esclaves, la portée métaphorique de la torture que subit Joseph et de sa voix fantôme qui hante le texte fait écho de manière troublante aux propos d’Alexander Weheliye sur la modernité du sujet afro-sonore et des tropes de la phonographie,171 récurrents dans les littératures des cultures noires.172 Joseph, privé de voix, est obligé d’écrire ses pensées sur du papier. Il doit écrire, transcrire sa voix manquante. D’un point de vue narratif donc, on trouve au cœur du texte, articulé au lyrisme de Minette, une figure de la phonographie littéraire de l’expérience afro-diasporique, non plus au sens de textualisation du sonore, mais de textualisation du vocal mutilé, transcription de la voix manquante. Loin de s’arrêter à cette scène tragique, Marie Vieux-Chauvet continue à avoir recours à la matérialité de cette voix manquante pour troubler le texte. 171Pour Weheliye, la phonographie littéraire est d’une figuration de la voix dans le texte littéraire, notamment sous la forme de l’apparition de la voix dissociée du corps et des techniques de reproduction du son dans le texte littéraire (Alexander G. Weheliye, « ‘I Am, I Be’: The Subject of Afro-Sonic Modernity », Boundary 2, vol. 30, no. 2, 2003, pp. 97–114). 172 Alexander G. Weheliye, « ‘I Am, I Be’: The Subject of Afro-Sonic Modernity ». Dans mon introduction, j’analyse le concept de subjectivité afro-sonore proposé par l’auteur et sa pertinence au sein de ce projet. 119 Lorsque les soulèvements de Saint-Domingue se confirment et que Vincent Ogé, le frère de Joseph, est arrêté et condamné à mort, Minette se rend seule à l’exécution publique, laissant Joseph. Lorsque Vincent Ogé prononce ses derniers mots avant de mourir : « N’oubliez rien de ce que vous allez voir, mes frères ! », Minette pense entendre la voix de Joseph : « Il y avait si longtemps que Minette n'avait entendu parler Joseph qu'elle frissonna. Il lui sembla que c'était lui et non son frère qui venait de parler. C'était le même timbre profond, sonore, la même prononciation lente et soignée » (331). Vieux-Chauvet superpose au récit historique spectaculaire de l’exécution du héros mulâtre de la révolution haïtienne, Vincent Ogé, un récit fictionnel, d’une Minette qui a bien existé, mais dont l’engagement anti-esclavagiste n’est pas vérifié, et d’un Joseph Ogé, qui si il a existé, n’a vraisemblablement pas été le précepteur de Minette. Ce palimpseste est d’autant plus saisissant que, dans les derniers mots prononcés par Vincent Ogé, dont la mort hante le récit révolutionnaire haïtien, Vieux-Chauvet fait résonner la voix mutilée manquante de Joseph. Cette superposition a pour effet de décupler de manière plurielle l’étrangeté de la voix. Elle accentue tout d’abord le trouble que constitue la voix en tant qu’écho de l'altérité en soi (Vincent parle, mais c’est Joseph que Minette entend), mais elle vient également souligner la complexité de l’articulation voix/corps grâce, d’une part, à la figuration de la mutilation de Joseph et d’autre part, à la figuration de l'exécution de Vincent Ogé. Tout se passe comme si, dans les deux cas, la matérialité de la voix persistait au-delà du corps mutilé (Joseph) ou mis à mort (Vincent). Par ailleurs, les mots que Vieux-Chauvet fait prononcer à Vincent Ogé sont à entendre dans le contexte d’écriture du roman, qui est celui du révisionnisme du récit de la révolution haïtienne selon des logiques « noiristes » essentialistes, qui invisibilisent les 120 contributions des révolutionnaires « mulâtres » tels que Vincent Ogé à des fins politiques. Il reste que la figure de la voix mutilée manquante, qui par superposition avec celle de Vincent devient aussi une voix morte/vivante, constitue une substance phonique troublante, porteuse d’une blessure insupportable, donc à la fois mutilée et mutilante, est également porteuse d’un désir d’émancipation qui flotte dans le texte. 2.3 : « Sometimes I feel like a motherless child » : Cris, « substances phoniques », maternités impossibles et tropes infanticides Dans In the Wake: On Blackness and Being, Christina Sharpe suggère que non seulement, l’esclavage est « un passé, qui ne passe pas », mais qu’en tant qu’individus appartenant à des sociétés que l’esclavage a affectées, nous nous situons « in the wake », c’est à dire dans le sillage de l’esclavage et de ses survivances (« afterlives »),173 dont les cycles de violence ne cessent de se répéter, tel le cycle infernal dénoncé dans Peau Noire, Masque Blancs « Le nègre est un jouet entre les mains du Blanc ; alors, pour rompre ce cercle infernal, il explose ».174 Dans son ouvrage, Sharpe met en relation passage du milieu, réclusion, et figure de la maternité noire. Avançant l’idée t que le navire donne naissance à la « noirceur » (« blackness ») en tant que système discursif d’abjection, elle conceptualise le canal utérin comme lieu de mort/naissance dans une situation de non/statut, de non/être. Ceci permet à l’auteure d’avancer que la « noirceur » (« blackness ») est en elle-même « 173 Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (Durham: Duke University Press, 2016). 174 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 113. 121 anagrammaticale » au sens où elle crée un certain nombre de ruptures dans le langage. Précisant que par le terme « anagrammatical », elle désigne : « ce qui existe comme un index de violabilité et aussi de potentialités » (« that [which] exists as an index of violability and potentiality »).175 Sharpe exemplifie ce concept d’anagrammaticalité de la noirceur (« anagrammatical blackness ») en se penchant sur la notion de maternité et affirme : « Motherhood, for instance, cannot possibly remain unmodified when it is understood in the context of both the overwhelming commodification of the bodies of infants and their mothers, and the potential employees must have felt to interrupt such obscene calculations » (« la maternité par exemple ne peut pas rester inchangée lorsqu’elle est comprise dans le contexte de la commodification prépondérante des corps des nouveau-nés et des mères, et du désir qu’ont dû ressentir les femmes d’interrompre des calculs aussi obscènes »).176 Citant Saidiya Hartman, Christina Sharpe nous rappelle au fait que dans le contexte de la traite esclavagiste et du passage du milieu, où ce sont les femmes qui transmettent le statut d’esclave aux enfants qu’elles mettent au monde, « la relation familiale perd son sens puisqu’elle peut être envahie à tout moment par la relation de propriété » (« since it can be invaded at any given an arbitrary moment by the property relations »).177 Les travaux de Françoise Vergès sur les campagnes de stérilisations obligatoires à la Réunion dans Le Ventre des femmes nous montrent que les survivances contemporaines de l’esclavage se traduisent par la perpétuation de la marchandisation 175 Sharpe, In the Wake, 75. 176 Sharpe, In the Wake, 78. 177 Sharpe, In the Wake, 78. 122 étatique des ventres des femmes racisées au sein du renouvellement des structures du racisme systémique articulées au capital, et décuplées par les forces néolibérales et néocoloniales. Dans le contexte haïtien spécifiquement, la victimisation spécifique des femmes au sein des dictatures duvaliéristes masculinistes, et leur systématisation du viol comme arme de terreur, est suivie par la féminisation de la pauvreté amorcée sous ces dictatures et amplifiée à la fin des années quatre-vingt. L’exode rural qui s’accompagne de la perturbation des modes de parenté qui s’étaient stabilisés depuis l’indépendance, crée des pressions supplémentaires sur les modes de maternité d’une majorité de femmes haïtiennes qui sont économiquement particulièrement vulnérables.178 À la fois tabou et spectaculaire, la figure de la mère infanticide convoque l’imaginaire de violence féminine archétypale souvent associée à la monstruosité, on pense bien sûr à la figure de Médée. Cependant, concernant les femmes et auteures haïtiennes, en Haïti et dans sa diaspora, c’est dans le sillage de l’esclavage et de ses survivances contemporaines telles qu’elles se présentent à elles, qu’il faut envisager ce trope. Dans l’article « Histoire(s) et traumatisme(s) : l’Infanticide dans le roman féminin antillais », Antoinette Marie Sol fait le lien entre ce corpus et le topos de la mort, du suicide et de l'infanticide : « Dans [ce corpus] le topos de la mort [est à interpréter] comme affirmation de liberté et de refus, une affirmation en chiasme puisque l'acte de génération, de naissance d'un soi, entraîne et dépend de la négation même d'une 178 Les travaux sur la féminisation de la pauvreté en Haïti sont nombreux, mais il faut signaler l’excellent film de Renée Bergan daté de 2009 avec la participation d’Edwige Danticat pour les textes : Poto mitan : Haitian Women, Pillars of the Global Economy (2009), qui a la particularité de croiser l’expertise scientifique avec les paroles des femmes concernées. 123 existence ».179 Ce constat amène l’auteure à poser la question des violences intracommunautaires de peuple « historiquement traumatisés ». Pour elle, celles-ci « reflètent l'internalisation de l'agression, de l'oppression, et de la douleur du trauma non résolue ».180 Dans La danse sur le volcan, Le Livre d’Emma et Fado, le topos de la mort sacrificielle et/ou suicidaire lie les trois textes dans la mesure où la mort spectaculaire de Minette a à voir avec un tragique sacrificiel et où Anaïse/Frida et Emma se suicident. Quant au geste d'Anaïse/Frida, qui empoisonne son ex-mari Léo et son proxénète Bony, il se présente dans le texte sous la forme d'une invitation au sommeil, à une forme de délivrance, mais évoque également la question de la violence intracommunautaire. Pour Sol, en effet, la violence internalisée par ces peuples « se manifeste à son tour par une violence et une haine contre soi, contre les autres comme soi et contre les autres membres du groupe ».181 Sol poursuit ses remarques en s’attachant plus spécifiquement au trope de l’infanticide dans les romans qu’elle étudie dont Le Livre d’Emma fait partie. Elle déclare : « L'infanticide dans le contexte historique de l'esclavage est, à l'origine, un acte de générosité et de ravissement, d’euthanasie et de vol. Tuer un enfant destiné à l'esclavage recèle des motivations complexes et contradictoires, comme l’a si bien montré Toni Morrison dans son roman Beloved ».182 Si le thème de l'infanticide est central dans Le Livre d'Emma, il est également présent dans Fado. Dans les deux romans, une protagoniste déjà fragilisée psychologiquement par les violences structurelles auxquelles 179 Antoinette Marie Sol, « Histoire(s) et traumatisme(s): infanticide dans le roman féminin antillais », The French Review, vol. 81, no. 5, 2008, pp. 967–984; 971. 180 Sol, « Histoire(s) et traumatisme(s) », 970. 181 Sol, « Histoire(s) et traumatisme(s) », 970. 182 Sol, « Histoire(s) et traumatisme(s) », 971. 124 elle a à faire face, passe à l'acte de l'infanticide (et au meurtre/suicide dans le cas d’Anaïse) suite à l'annonce, insupportable pour elles, d'une grossesse. Pour l’auteure, ces tropes réunis « fournissent la matière pour une discussion sur le déracinement, le passé, et la transmission de l'histoire individuelle et collective ».183 Si l’article d’Antoinette Marie Sol mentionne l'importance de la voix et du vocal dans ces négociations notamment pour ce qui est de la notion de témoignage, je me propose d’approfondir l’analyse de ces figuration grâce à une approche critique de la voix. À la suite de Sol, je souhaite suggérer que la voix et le vocal occupent une place centrale dans la textualisation des figurations de la mort, de l’infanticide et du suicide, via la figure récurrente de ce que je désigne comme la substance phonique mutilée/mutilante que j’ai évoquée précédemment dans mon analyse du trope glottophage dans La Danse sur le volcan. 2.3.1 : Substance phonique et maternité impossible dans Le Livre d’Emma Le terrifiant du gouffre, trois fois noué à l'inconnu. Une fois donc, inaugurale, quand tu tombes dans le ventre de la barque. Une barque, selon ta poétique, n'a pas de ventre (…), une barque n'engloutit pas, ne dévore pas, une barque se dirige à plein ciel. Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un monde où tu cries. Cette barque est une matrice, le gouffre-matrice. Génératrice de ta clameur. Productrice aussi de toute unanimité à venir. Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l’inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas 183 Sol, « Histoire(s) et traumatisme(s) », 972. 125 encore. Cette barque-matrice, un moule, qui t’expulse pourtant. Enceinte d’autant de morts que de vivants en sursis. Édouard Glissant, Poétique de la Relation (17–18) L’un des paradoxes du Livre d’Emma est que le topos de l'infanticide est à la fois partout et nulle part. Les allusions directes aux gestes infanticides d’Emma sont, somme toute, lacunaires. Le trope se présente tout d’abord à la lectrice sous une forme qui flirte avec le roman noir ou l’intrigue policière, d’un point de vue à la fois thématique et formel. L'auteure renoue d’ailleurs en partie avec ce genre dans Un alligator nommé Rosa. Dans le premier chapitre, la narratrice Flore est en effet projetée dans une situation dont elle ne comprend ni les tenants ni les aboutissants, une stratégie narrative qui pique la curiosité de la lectrice. Le suspens naît dès que la lectrice découvre qu’Emma est détenue dans un service psychiatrique afin d'y subir une évaluation dans le cadre d'un procès à venir, dans lequel on ne sait pas si Emma est victime ou criminelle. L'auteure avive la curiosité de la lectrice grâce à l'expression de la frustration du docteur MacLeod devant le fait qu’Emma refuse de dévoiler son mystère. Non seulement elle refuse de parler français, une langue qu'elle maîtrise, mais, lorsqu'elle s’oublie et parle français, ses propos ne sont pas intelligibles pour le Dr. MacLeod : Deux mois bientôt que je tente d'esquisser un diagnostic, ou plutôt, de percer son mystère. (...) tout ce que j'ai pu noter, avait-il murmuré en agitant les feuilles, il y est question que du bleu : le bleu du ciel, bleu de la mère, le bleu dépôt noir, et la folie qui serait venue dans les flancs des bateaux négriers…(...) vous comprenez, 126 disait-il, d'une voix agitée d'un petit tremblement et le visage légèrement crispé, le diagnostic fera sans doute la différence lors du procès ! (8–9) Le mystère qui entoure déjà le personnage d’Emma à la page 9 est accentué par le sentiment d'une course dans laquelle est projetée la narratrice lors de la déambulation dans l'hôpital, au côté du Dr MacLeod, qui s’ajoute au sentiment qu’a la narratrice d'être projetée dans une situation qu'elle ne maîtrise pas. Cet effet est accentué par un texte à la fois laconique, factuel et fragmentaire qui accompagne une urgence d'un point de vue thématique : J'aurais voulu disposer d'un peu plus de temps pour essayer de comprendre, réfléchir un peu avant de rencontrer Emma. Mais l'impatience du Dr. MacLeod triomphe. Je le suis. Dans mon ventre la tension se traduit par un bruit de pierres qui roulent. (...) Plus le temps d'hésiter. À grandes enjambées, le médecin traverse le couloir, laissant dans son sillage une fraîche odeur de muscles devant le numéro 122 il s’arrête et frappe trois petits coups secs, puis il ouvre à demi la porte et se glisse dans la chambre. J'y pénètre à sa suite. (10) Ce n'est que quand Flore perçoit la voix d'Emma pour la première fois, que le style narratif semble bifurquer vers une prose poétique à l’aphorisme incantatoire : « Sa voix comme un cri même si le ton est bas. Sa voix, un hurlement alors qu'elle ne hurle point. Lumière crue, voix d'une mendiante qui implore, vous commande et vous poursuit. Ainsi me parvient la voix d’Emma qui tranche déjà à vif dans ma chair » (12). Cette prose déclamatoire, dont le rythme procure un souffle, imprime une pause dans un texte jusque- là factuel et précipité préfigure le basculement du texte dans une prose poétique similaire qui va s'emparer du roman à partir du chapitre « Tout ce bleu ». 127 C'est toujours dans un registre à la fois factuel et lacunaire, cette fois emprunté au style journalistique, que l'on découvre les raisons de la détention d'Emma, et que l'on trouve l'une des rares allusions directes à l'infanticide que comporte le texte : Je parcours les morceaux de papier qui me tachent les doigts. Emma a été photographiée sous tous les angles. Les scribouillards de toutes les feuilles de chou se sont repus de sa chair bleue. Un certain journaliste, qui ne connaît ni l'histoire ni l'emplacement géographique de l’île d'où vient Emma, a décrit le patelin où elle a vu le jour, un lieu nommé Grand-Lagon, dans les Caraïbes. Cet endroit, titre-t-il, n’a rien à envier au quartier des lépreux de Calcutta. L'enfance difficile d’Emma, et la photo de la petite Lola, étalée en première page de tous les quotidiens, son corps menu, déchiqueté, s'est retrouvé dans les boîtes à ordures de toutes les demeures, parmi les papiers sales, les bouts de chiffon et les détritus emportés par les éboueurs. Pour illustrer la photo, une légende, ou plutôt un cliché : « une noire sacrifie son enfant… » Une affaire de vaudou ? (16) Dans la transcription par bribes de ces extraits de journaux lus par Flore on distingue en filigrane une critique de l'exotisation et du sensationnalisme attaché aux représentations du vodou, et des femmes noires en général. Mais l'extrait exemplifie également les propos sur l'anagrammaticalité de la « noirceur » (« blackness ») de Christina Sharpe évoqués plus haut. En effet, dans cet extrait, les représentations de la maternité semblent irrémédiablement modifiées par l'association avec une femme haïtienne. Le traitement médiatique d'Emma laisse apparaître « une noire » et non pas une femme et encore moins une mère. L’acte infanticide n'est pas envisagé du point de vue des nombreuses pathologies psychiatriques pourtant répertoriées, liées à la grossesse et à la maternité, 128 telles que la dépression post-partum qui touche en moyenne une femme sur cinq et les épisodes schizophréniques, heureusement plus rares, avec ou sans passage à l'acte d’infanticide et/ou suicidaire qui l’accompagne parfois. De même, les articles ne semblent pas faire mention des problématiques d'accès à l'avortement pour les femmes racisées et/ou en situation de détresse psychique et/ou vivant avec une maladie mentale. Les seules approches répertoriées sont celles du misérabilisme, de la perpétuation d'une ignorance choisie concernant l'histoire d'Haïti pourtant particulièrement enchevêtrée à l'histoire du Canada et de l'invisibilisation d’Emma en tant que mère. La deuxième partie des allusions directes à l’acte infanticide nous est fournie par le texte au moyen de la discussion qu’a Flore avec son assistante sociale. Celle-ci commence par indiquer que le cas d’Emma est trop complexe pour être compris : « si vous voulez mon avis sur Emma, je n'en ai pas. C'est trop complexe, trop étrange, je n'ai pas les clés pour la comprendre » (16). Lorsque l’assistante sociale poursuit, son discours laisse transparaître la souffrance psychique dans laquelle était Emma avant de passer à l’acte, une souffrance qui n’a pourtant pas alarmé l’assistante sociale : Elle avait chez elle une petite valise de cuir fripé, rempli de papiers, c'était sa thèse qu'elle n'en finissait pas de réécrire. À quelques reprises je lui ai rendu visite. Je la trouvais toujours le visage défait, les traits tirés, des ongles et des yeux jaunis par la fumée de cigarette, elle disait travailler, et répétait, répétait inlassablement que ces colons de Bordeaux n’auraient pas sa peau !184 Enfin, le texte apporte des éléments supplémentaires quant à l’acte infanticide au moyen d'une conversation de Flore avec Nicolas dans le chapitre « Un amour de légende » qui 184 Mars, Fado, 15. 129 retrace l'histoire de la relation romantique que les personnages d’Emma et de Nicolas ont partagée. Dans cet échange, il apparaît que la détresse psychique d’Emma a été décuplée par l'annonce de sa grossesse au-delà des délais légaux d’avortement. Nicolas fait le constat qu'à plusieurs égards il est passé à côté de cette détresse : Quelque chose dans son comportement a changé à partir du moment où elle a découvert qu'elle attendait cet enfant et qu'elle en était déjà au troisième mois de grossesse. L'ordre habituel des choses, ses gestes, plus rien ne se faisait de la même manière, elle n'était plus la même. Longtemps après son internement, j'ai su qu'elle avait tenté d'avorter. J'ai découvert dans un placard de la salle de bain tout un attirail hétéroclite, un long tuyau qui se terminait par une ventouse, de longues pinces et un assortiment d'herbes qu'elle avait mises à macérer. Moi j'étais là mais je n'avais rien compris.185 En dehors de ces quelques indices qui contextualisent le geste infanticide, le texte circonvient d’une certaine manière à cette attente d'élucidation du geste d’Emma qu’il a pourtant installée dans l’horizon d’attente de la lectrice, restant par exemple quasi silencieux sur le rapport d’Emma à sa fille, ou sur Lola elle-même. Plus qu’une exploration de la souffrance d’Emma vis-à-vis de sa fille ou de son expérience dépressive suite à sa grossesse et/ou son accouchement, c’est le thème du rapport impossible d’Emma à sa mère, Fifie qui envahit l’espace textuel notamment dans le chapitre « Fifie ». Mais ce thème est également prévalant dans les chapitres qui suivent, qui sont l’occasion d’une traversée trans-générationnelle à rebours, sur le thème de la rupture dans le rapport mère-fille, de la souffrance de l’absence ou de l’arrachement 185 Mars, Fado, 15. 130 à la mère/fille, ou de l’impossibilité de la construction d’une filiation mère-fille, ce que Fred Moten désigne comme la « sans-mère-ité » (« motherlessness ») caractéristique de « l’expérience noire » (« the black experience »). Ces chapitres qui portent d’ailleurs les noms des ancêtres d’Emma : « Fifie », « Grazie et les autres », « Mattie et Rosa » puis enfin « Kilima » remontent le fil d’une malédiction transmise de mère en fille chapitre après chapitre au cours d’un voyage textuel spatio-temporel matrilinéaire. Le chapitre « Fifie » commence par une adresse directe d’Emma à Flore, pour la première fois depuis le début du roman : —Mon nom est Emma. Tu le sais, Poupette. D’ailleurs, j’oubliais, aujourd’hui je ne suis pas là pour parler de moi, mais bien de Fifie. Fifie est ma mère. On ne lui connaît pas d’autre nom. Le matin où mes sœurs et moi nous sommes libérées de l’utérus de Fifie, cette même aube bleuâtre s’étend sur les montagnes qui enserrent Grand Lagon. Nous sommes cinq, d’un seul coup cinq filles mort-nées. Quel combat Fifie a dû livrer pour nous arracher à elle ? Je n’en sais rien, Tout ce que je sais, c’est le bleu.186 Le début du chapitre est indicatif de plusieurs glissements narratifs. On passe de la voix d’une narratrice omnisciente qui d’habitude encadre la parole d’Emma à un début de chapitre dont le mode d’énonciation est celui de l’adresse directe, indiqué par le trait d’union qui commence le dialogue. Alors que la parole d’Emma nous parvenait auparavant au moyen de plusieurs médiations, dans ce chapitre, tout se passe comme si l’on pouvait enfin entendre Emma directement sans médiation, à part quelques indications sur les attitudes physiques d’Emma. La lectrice est placée dans une situation 186 Agnant, Le Livre d’Emma, 59. 131 d’écoute similaire à celle de Flore, dans l’intime du « racontage »187 d’Emma. Le genre littéraire auquel fait appel le texte fait lui aussi l’objet d’un glissement et est marqué à la fois par le récit mythique et le style formulaire qui caractérise la textualisation de récits oraux telles que les épopées d’Homère ou de la tradition du conte folklorique haïtien. Ainsi, comme dans de nombreux mythes, le récit s’inscrit-il dans l’atemporalité : « la date et le moment de ma naissance ne sont consignés nulle part, ni même encerclés de rouge sur un quelconque calendrier ».188 Cette atemporalité est soulignée par l’emploi du présent de l’indicatif et complétée par l’indéterminabilité du lieu géographique, de l’énigmatique Grand-Lagon. La thématique de la monstruosité, elle-même sous-tendue par l’angoisse d’un manque de différenciation entre le monde des morts et le monde des vivants, est elle aussi récurrente dans le récit mythique et marque la naissance d’Emma et de ses sœurs : « Nous sommes cinq. Cinq filles mort-nées » (60); « On aurait dit un amas de crapauds crevés, racontait toujours tante Grazie frémissant d’horreur » (63). La naissance même d’Emma et de ses sœurs, apparaît comme un événement mythique qui va redéfinir les paramètres épistémologiques de la société qui l'entoure. Elle devient ainsi une figure du bouc-émissaire, porteuse d’abjection : 187 Terme inspiré par les travaux de Walter Benjamin, utilisé par Serge Martin : « l’expérience vocale que constitue la littérature ». Dans une interview récente pour l’Harmattan Serge Martin explique que c’est un terme inusité en français qui n’a rien à voir avec les racontars mais fait référence à la notion de raconter des histoires. Le terme se distingue du contage qui fait seulement référence à l’expérience du conteur. « Raconteur » est le titre d’un essai de Walter Benjamin en 1936 qui a été traduit par « le narrateur » mais qui maintenant est traduit par « Le Raconteur. » Selon lui, la transmission d’histoire disparaîtrait quand les histoires de vies ne sont plus racontables. Il met le doigt sur l’importance des histoires qui se transmettent, où se transmettent les expériences de vie. La notion de narration ou de romancier fait fi de l’expérience vocale qui apparaît lorsqu’on utilise le terme de racontage en relation avec le texte littéraire ; Pour Serge Martin, cela permet de reconfigurer la littérature dans son ensemble et de lui donner une orientation forte vers la « poétique de la voix » évoquée dans la partie méthodologique de mon introduction. 188 Agnant, Le Livre d’Emma, 60. 132 Avant notre naissance, mes sœurs et moi, poursuit Emma, les cyclones, les tempêtes et les raz-de-marée servaient de repères pour tout ce qui survenait dans le pays et semblait important. Par la suite, les gens ont délaissé les catastrophes naturelles et ont commencé à situer les événements dans le temps en les plaçant avant ou après notre naissance.189 Les naissances multiples et gémellaires font partie du récit mythique de multiples cultures. Ici, il s’agit d’une naissance multiple monstrueuse, où Emma est soupçonnée d’avoir sucé le sang de ses sœurs par la communauté qui l'entoure, une image qui rappelle celle des soucouyants ou loup-garou en Haïti, vieilles femmes qui sucent le sang des enfants. À ce titre elle est exclue de la communauté mais également de sa famille essentiellement constituée de sa tante Grazie, de sa mère Fifie et de son chien Tonerre qui joue un rôle paternel, autre caractéristique que l’on trouve dans plusieurs mythes. Le texte indique qu’Emma est « née coiffée », c’est à dire avec une chevelure autour de la tête, une situation qui recouvre plusieurs significations dans la tradition vodou, dont celle que l’enfant possède un don, ce que semble confirmer Emma. Évoquant le fait qu’elle est née « portant sur mon crâne mou cinq coiffes » elle conclut « je jouis donc de la chance extraordinaire de tout comprendre, de comprendre pour cinq » (60). Au fil du chapitre, la thématique du cri qui accompagne la naissance d’Emma émerge comme l’un des éléments qui confirme son caractère inhumain et néfaste, et qui fait dire à Tante Grazie, « Emma criait pour toutes les autres dont on n’a jamais entendu la voix » (61) et « Emma n’est pas une enfant comme les autres. C’est un démon » (69). L’aspect traumatique de la naissance d’Emma est situé à plusieurs reprises dans la 189 Agnant, Le Livre d’Emma, 60. 133 substance même des cris qu’elle émet : « D'après Tante Grazie, mes cris couvraient les hurlements de tous les vents réunis » (61). Le texte indique que les cris d’Emma sont particulièrement insupportables pour sa mère Fifie « Pauvre Fifie, elle en était tellement effrayée que je devais parfois bâillonner cette chose affreuse qui hurlait nuit et jour » (62). Ici on note que Grazie chosifie Emma, qu’elle désigne sous le nom de « chose affreuse ». La mention de la terreur que le cri suscite chez Fifie est précédée de l’une des descriptions les plus graphiques et troublantes de la naissance d’Emma. Le récit de la naissance d’Emma est répété comme une litanie à plusieurs reprises dans le chapitre et semble devenir de plus en plus horrible chaque fois qu’elle est ressassée par Grazie. Dans cet extrait, le cri d’Emma joue un rôle central : Il y a, dans la chambre de Fifie, face au lit sur lequel Fifie git, inconsciente, dans une mare de liquide noirâtre gluant, une grande armoire en acajou dépolie, au ventre rebondi comme la panse d'un animal qui s'apprête à crever. Mon cri, la force de mon cri fait craquer le bois qui répand sur le sol une armée de termites affolés. Et, moi, malgré mon apparence de têtard crevé—c’est ainsi qu’on me décrit-, je sais déjà tout cela. (61) Ici l’allitération en « r » et en « cr » (« noirâtre », « ventre », « rebondi », « armoire », « s’apprête », « crever », « cri », « craquer », « répand », « armée », « termites », « têtards ») fait résonner à la fois le cri lui-même, l’horreur de la scène et son champ sémantique de la mort (« [le] lit sur lequel Fifie git », « mare noirâtre », « s’apprête à crever »). Le mot « cri » fait également écho à l’expression « têtard crevé » qui revient au fil du texte pour désigner Emma, ou lorsqu’elle rappelle comment on la désigne dans la communauté, une technique narrative qui rappelle le style formulaire de l’épopée 134 homérique où l’aède s’aidait de formules systématiquement rattachées à des personnages comme moyen mnémotechnique. Par exemple, le mot « aurore » apparaît dans l’Odyssée sous la formule « L’aurore aux doigts de rose ». Là où la tante Grazie ressasse sans fin l’horreur du cri d’Emma, celui-ci terrifie sa jumelle sa sœur Fifie, et la maintient dans un mutisme tenace : « Fifie n’a jamais parlé du jour de ma naissance. Comme s’il n’avait jamais eu lieu. Fifie était ainsi, elle enterrait sous le silence tout ce dont elle ne voulait pas » (66). La substance phonique du cri d’Emma est l’expression de la souffrance d’une perte, puisqu’elle est porteuse de la mort de ses sœurs et de la haine que lui voue Fifie : « Je sais déjà que fifille me vaut une haine incommensurable Je te le jure, Poupette, je l'ai senti sitôt que j'ai mis le nez dehors. La haine, tu sais, c'est comme une odeur de brûlé ou de pourri. Il n'est pas facile de la manquer » (62). Mais en plus d’être porteuse d’une souffrance le texte indique qu’il s’agit d’une substance phonique particulièrement mutilante pour sa mère Fifie : Dans une absence totale de parole j'ai dû apprendre, dès mon plus jeune âge, à découvrir sur son visage les multiples vérités reliées à mon arrivée et à ma présence dans ce monde. Par exemple, écoute bien, voilà : à l'instant où Fifie s’y attendait, moi, je surgissais, au bord de ses paupières, à la commissure des lèvres, une douleur que j'étais seule à deviner. Il s'agissait, je le savais, du souvenir de ce jour où mon cri, pareil à un scalpel, lui avait déchiré le corps. (64) La douleur de Fifie, qu’Emma est seule à percevoir, ce qui confirme ses dons, fait retour sur Emma : « Les yeux de Fifie ne faisaient que m’effleurer, mais sa douleur, me pénétrait, me ligotait, me paralysait et m’embrasait » (66). Il faut remonter jusqu’à l’ancêtre d’Emma nommée Kilima, quelque cent pages plus tard pour qu’une origine 135 possible de cette substance phonique mutilée/mutilante soit révélée par le texte. Kilima, l'aïeule bantoue d’Emma, qui subit le « déportement » et fut arrachée à sa mère Malayka, décrit le souvenir de « sa vie passée » dans un passage où la voix déchire à nouveau le corps : [Kilima] n’avait gardé pour tout souvenir de sa vie passée qu’une seule chose : la voix de sa mère, Malayka, cette voix, comme la morsure d’une bête dont le poison violent s’était infiltré en elle. La voix de sa mère hurlant sur la grève, tandis que le bateau négrier fend l’eau, déchirant le bleu limpide de l’océan. (158) L’auteure dépeint ici une scène primale qui va hanter non seulement Kilima mais sa descendance au travers de cette voix qui persiste au-delà du corps. En effet, sous la forme d’une présence-absence vocale, « cette voix, comme la morsure d’une bête », la malédiction héritée « s’infiltre » comme « un poison violent » et est transmise de mère en fille parmi les ancêtres d’Emma. Il s’agit d’une présence maudite car elle est à la fois morte et vivante. Au moment où Kilima est arrachée à sa mère, Malayka pousse en effet un cri annihilant, un cri dont il est dit « qu’on ne peut pas pousser un tel cri et demeurer vivante » (148). Le cri annihilant de Malayka qui pèse sur les générations de femmes jusqu’à Emma et sa fille Lola, rappelle les considérations de Fred Moten dans In the Break : The Aesthetic of the Black Tradition. S’appuyant sur l’extrait devenu célèbre des mémoires de Frederick Douglass, où il décrit les cris de sa Tante Hester, hurlant sous la torture du fouet que lui inflige le Capitaine Anthony, Moten met l’accent sur l’importance de la matérialité de la voix ou de ce qu’il appelle la « substance phonique » mise en relation avec la maternité impossible, « sans-mère-ité » (« motherless-ness ») en ce qui concerne l’expérience noire. Moten considère en effet que « Les performances noires 136 sont les discours de la mère/de l’autre, le discours des enfants sans mère, un discours qui se tient devant ses origines… » (« Black performances are the discourses of the (m)other, the discourse of the substitution of the mother, the discourse of motherless children, a discourse that lies before its origin…»).190 Transmise par ce que Moten désigne comme la « substance phonique » du cri de tante Hester, cette articulation d’un arrachement traumatique et ontologique qui vient redéfinir les relations du sujet diasporique au langage et à la parenté est au cœur du récit d’Emma comme le montre le passage précédent, ainsi que ce passage où Kilima décrit le cri de Malayka : « Pour sûr sa mère avait dû expulser son âme dans ce cri. Il ne faisait plus de doute pour elle, cette voix qui avait pris racine en elle, c’était l’âme de sa mère. Elle avait déserté son corps sur la grève pour l’accompagner » (148). Cette scène matérialise et symbolise la rupture que constitue la scène d'assujettissement (« scene of subjection ») décrite par Kilima, non seulement pour elle-même mais pour toutes ses descendantes et l’importante matérialité de cette substance phonique dans l’expérience du sujet diasporique. À la suite de la description de cette scène, Emma se pend dans sa chambre d’hôpital. Tout se passe comme si, ayant remonté le fil de la malédiction et transmis son récit à Flore, Emma avait achevé sa mission de transmission mémorielle et s’était délivrée de ce qu’elle percevait comme sa malédiction. 2.3.2 : « Gladys…je suis morte » : défamiliariser la maternité dans Fado 190 A. M. Lippit, « In the Break : Aesthetics of the Black Radical Tradition : Review », MLN, vol. 118, no. 5, December 2003, pp. 1336–1340 ; 1339–1340. 137 Ezili Might more accurately be seen as the blind recollection of what those who were abused by the master and then by the mistress had come to know. This time, however, the rigors of knowing demand a reenactment that goes beyond imitation. The place of torture becomes the scene for a charade of love. Colin Dayan, Haiti, History, and the Gods (65) Dans son article intitulé « Of Sound, Mind, and Body : Female Sexuality and Vodou in Kettly Mars’ Fado », Paul Humphrey consacre une partie de ses remarques aux liens entre maternité, sexualité et mort dans ce roman qu’il envisage comme le lieu de reconstitution d’un corps fragmenté, au moyen de l’entrecroisement du fado et du vodou et d’une réappropriation d’une sexualité féminine aux facettes multiples.191 Comme le montrent Humphrey et Joëlle Vitiello, la caractérisation de la dyade Anaïse/Frida est particulièrement influencée, non seulement par les deux itérations les plus connues d’Ezili, c’est-à-dire Ezili Freda/Frida et Ezili Dantò /Anaïse, mais également par leurs rapports différenciés à la maternité, à la filiation, à la sororité. Ezili Dantò et Ezili Freda, dont l’avatar au pouvoir grandissant dans le roman, Frida, porte presque le nom, sont souvent comparées à deux sœurs bien que leur rivalité soit aussi très connue.192 191 Paul Humphrey, « Of Sound, Mind, and Body: Female Sexuality and Vodou in Kettly Mars’ Fado », International Journal of Francophone Studies, vol. 17, no. 2, 2014, pp. 137–157. 192 Humphrey, « Of Sound, Mind, and Body », 141 ; Marguerite Fernández Olmos and Lizabeth Paravisini- Gebert, Crole Religions of the Caribbean : An Introduction from Vodou and Santería to Obeah and Espitisimo, 2nd ed. (New York : New York University Press, 2011), 131 ; Karen McCarthy Brown, Mama Lola : A Vodou Priestess in Brooklyn (Berkeley : University of California Press, 1991), 222. 138 Dans la chromolithographie catholique qui représente Ezili Dantò, elle est décrite comme la vierge de Tchécoslovaquie, la vierge noire qui berce un enfant. Dans le vodou, cet enfant est appelé Anaïs ou Anaïse.193 Le personnage d’Anaïse est donc associé au lwa Ezili Dantò dont elle est la fille. Ezili Dantò est souvent dépeinte comme une mère célibataire à la sexualité non conventionnelle qui a la réputation de défendre sa progéniture, et d’avoir l’intérêt de ses enfants à l’esprit avant toute chose, comme le rappelle Karen McCarthy Brown : « [Ezili est décrite comme] une femme indépendante avec enfants avec une sexualité non conventionnelle qui, dans de nombreuses occasions, se vante de l'autorité d'une famille patriarcale » (« [Ezili is described as] an independent child-bearing woman with an unconventional sexuality that, on several counts, flounts the authority of the patriarchal family »).194 Le fait que dans le roman, le personnage d’Anaïse ne souhaite pas devenir mère n’est pas en soi contradictoire avec son association avec Dantò, dans la mesure où, pour ce lwa, c’est l’intérêt de ses enfants qui prime. Or parfois, dans le cadre de l’esclavage et de ses survivances contemporaines, comme nous l’avons vu plus tôt, l’intérêt de l’enfant est de ne pas venir au monde. Dans la première partie du roman, l’auteure nous met devant le fait accompli de la métamorphose en cours, qui transforme Anaïse en Frida, sous la forme d’un dialogue imaginaire avec Leo : —Qui es-tu, Anaïse ? 193 Anaïse est également le nom porté par l’héroïne de Gouverneur de la rosée, roman qui, comme c’est le cas pour beaucoup d’écrivain/es haïtien/nes, occupe une place particulière dans l’œuvre de Kettly Mars comme le montre son roman Kasalé, qui fait preuve d’une intertextualité importante avec le roman de Roumain. Anaïsa est également le nom que porte Ezili en République-Dominicaine. Voir Humphrey, « Of Sound, Mind, and Body », and Brown, Mama Lola. 194 Brown, Mama Lola, 228–229. 139 Voilà la question que Léo voudrait plutôt me poser. Ou mieux encore : —qui es-tu devenue, Anaïse ? —Je suis Frida…des fois. Selon les jours. Mais cela tu ne le comprendrais pas, Léo…une histoire qui m’échappe moi-même, me dépasse. Je sais seulement que j’ai commencé à vivre dans la peau de Frida le jour où l’on me présenta Bony, à un diner d’anniversaire. C’était peu de temps après notre divorce. (14) On voit que la métamorphose est non seulement initiée par le trouble d’une rencontre avec le personnage de Bony, mais fait également suite à l'abandon de Léo, qui est contextualisé de la manière suivante plus tard dans le texte : « Léo m’en voulait en secret de mon ventre stérile » (13). Outre le fait que Frida partage avec Anaïse le fait de ne pas avoir d’enfants et de ne pas en vouloir (« Frida n’a pas d’enfants. Comme moi, elle n’en a jamais voulu. La nature l’a entendue » [24]), la lectrice apprend également que, si sa transformation semble soudaine, la personnalité de Frida est en fait « née de ses fantasmes » et a accompagné le corpsesprit d’Anaïse bien avant que ne commence la métamorphose : « Comme ma sueur, Frida glisse enfin de mes pores d’où elle veillait depuis longtemps, d’où elle me vivait, me consumait. Je lui donne voir. Je lui érige quatre murs où exister, je la légitime » (17). Dans ce roman, le trope de la substance phonique mutilée/mutilante réapparaît sous une forme bien distincte. Celle d’une personnalité avatar, signe d’un sujet fragmenté, qui, après avoir consumé (mutilé) Anaïse, se matérialise au sein de son corps fragmenté grâce à un « donner voix » qui « donne corps » à Frida. Comme nous l’annonce l’auteure dès l’incipit, le départ, dans Fado, laisse « un parfum 140 insupportable » (13). Il est vécu par la protagoniste non seulement comme une perte mais comme une amputation, une forme d’attentat à sa vie, dont elle doit absolument se prémunir. C’est au milieu du roman que l’auteure fournit l’une des clés des conditions d’émergence de la conscience fragmentaire d’Anaïse et de son rapport à la perte. Celle-ci a en effet subi à l’adolescence des viols répétés imposés par le directeur d’école en qui elle avait toute confiance. Je n’ai raconté l'histoire de mon ventre qu'à Maryse. Même Léo n'en sait rien. L'histoire de mes deux avortements. J'avais 15 ans et plein d'illusions. J'avais 15 ans et 1 enfant dans mes reins. L'enfant d'un homme que je prenais pour un saint. Un directeur d'école qui avait la confiance aveugle de mon père et la mienne, jusqu'à ce qu'il me viole sur une table de son bureau. (49) S’ensuivent deux avortements forcés et la pesanteur d’un secret qu’Anaïse se force à garder. La thématique du secret fait écho à celle qui ouvre le roman et qui est une citation d’un fado célèbre « Le secret de celui / celle à qui je donne mon amour, je ne le confesse même pas aux murs » (13). La superposition du contexte amoureux au contexte de la violence qu’a subie Anaïse confère une amertume particulière à ce thème du secret. C'est en effet un double secret qui enserre la parole d'Anaïse, celui des viols qu'elle a subis, et des avortements qui ont suivi : Le directeur d'école a commencé à s’enivrer de moi, fasciné par le danger et mon impuissance, par mon corps tout en bourgeon. Six mois après, j’étais encore enceinte. Six mois après, le couteau du docteur a de nouveau fait son travail. Grattant, délogeant la vie de mes fibres. Le sel de mes larmes a brûlé ma chair. Je ne comprends toujours pas mon silence, pourquoi je n'ai rien dit à mon père. J'ai 141 eu peur qu'il ne me croie pas et me rejette. J'ai eu peur de ma fragilité, de mon corps, du poids de cette faute dont j'étais complice malgré moi. (49) Mais c'est également une double trahison, la trahison d'un homme en qui elle avait confiance et celle du médecin qui ne dénonce pas. Parce qu'elle garde son secret, elle a la sensation elle-même de trahir sa famille, d’où un sentiment de « complicité » ou culpabilité. Anaïse se trahit elle-même pour ne pas révéler ce qui lui est arrivé et pour protéger son agresseur, une réaction qui est en fait la norme parmi les victimes d'agressions sexuelles à un jeune âge. L'auteure aborde plus tard cette thématique d'un viol aux connotations incestueuses, perpétué par une figure paternelle / autoritaire sur une jeune fille dans Saisons sauvages où le secrétaire d’état macoutiste, Raoul, viole Marie, la fille de son amante Nirvah, qui doit être hospitalisée suite à un avortement désastreux. Sans que le texte nous en apporte la précision explicite dans Fado, l'enfance d'Anaïse est également contextualisée par un duvaliérisme qui est propice aux violences faites aux femmes. En faisant appel à nouveau à la réflexion de Samantha Schalk qui enjoint les féministes à penser la question de « l'handicapabilité » (« (dis)ability ») des corpsesprits dans les textes des femmes noires sans avoir recours systématiquement et uniquement à leur portée métaphorique, il est ici important non seulement de sonder l’aspect symbolique du texte, mais aussi, de s’intéresser à ce dont il rend compte du point de vue des expériences matérielles des femmes noires/haïtiennes. Les recherches sur les conséquences psychiques et physiologiques de violences sexuelles à caractère incestueux mettent en évidence plusieurs phénomènes, dont celui de la dissociation psychique mise en place par la victime afin de survivre à l’agression. Beaucoup de victimes qui survivent connaissent des épisodes dissociatifs, et troubles de la personnalité, avec syndromes post 142 traumatiques. Dès lors il y a à envisager la dissociation dont rend compte ce texte, non seulement du point de vue de sa compatibilité avec une subjectivité èzilienne, mais aussi en tant que textualisation de l'expérience dissociative matérielle des corpsesprits des femmes noires victimes de violences sexuelles.195 Une violence ici doublement perpétuée par l'institution de l'éducation et l'institution médicale complice des exactions du directeur. Dans la transcription de l’épisode, l’auteure met en avant la voix du directeur s’adressant au médecin, rappelant l’analogie d’une voix qui tranche la chair utilisée dans Le Livre d’Emma : « J'ai entendu les bribes de la conversation avec ce médecin, la famille a toute confiance en moi ... il faut la débarrasser … scandale énorme … ma carrière foutue... sa voix prenait un ton aigu, il transpirait de grosses gouttes, on m'a charcutée, blessée » (49). Dans la transcription de ces bribes, on perçoit à la fois l’état de choc possiblement dissociatif dans lequel se trouve l’adolescente, mais également la violence du discours masculiniste/psychopathique à qui, selon son discours, la violence arrive, alors qu’il est bien celui qui la perpétue. Selon lui, c’est Anaïse qui doit être « débarrassée » d’un problème qui n’aurait rien à voir avec lui. La parole d’Anaïse et son expérience sont complètement effacées de l’échange. Il semble que la protagoniste intègre le discours sexiste au sein de son propre récit à la première personne : « j'étais complice malgré moi » une situation elle aussi courante dans le cadre des violences sexuelles où le déplacement de la culpabilité sur la victime est courant. Il y a également 195 Les travaux sur ces sujets sont nombreux. Voir les travaux de la psychiatre Muriel Salmona sur les pathologies que connaissent les victimes de violences sexuelles et d’inceste, ainsi que de documentaire « No, the Rape Documentary », sur l’inceste et les violences sexuelles intra-communautaires dans la communauté Africain-Américaine. 143 une compassion qui transparaît de la part d'Anaïse envers son agresseur, lorsqu'elle note sa peur ou son malaise, une compassion/identification qui est également courante, en particulier dans une situation où un lien affectif s’est créé avec l’agresseur. On apprend dans ce passage qu’Anaïse ne s'est jamais confiée, ni à son père ni à Leo. Comme beaucoup de femmes victimes de violences sexuelles, elle a gardé pour elle le secret des raisons pour lesquelles elle ne veut pas être mère, un choix narratif, qui, là aussi, souligne la réalité des mécanismes de secret qui entourent ces violences, où les hommes sont paradoxalement protégés du récit d'une violence qu'ils perpétuent. Après ces avortements où Anaïse dit avoir été « blessée, charcutée », elle prend la décision de ne jamais avoir d’enfants : « Six mois après j’étais de nouveau enceinte. Six mois après, le couteau du docteur a de nouveau fait son travail. Grattant, délogeant la vie de mes fibres. Le sel de mes larmes a brûlé ma chair. J'ai décidé ce jour-là que je ne serai jamais mère » (49). Les avortements sont clairement vécus comme une intrusion insupportable et douloureuse, qui mutile physiquement et psychiquement Anaïse. Dans ce cadre, la vulnérabilité et l’intrusion que constituerait une autre grossesse seraient insupportables. La métamorphose de Anaïse/Frida est donc liée à la mise à distance de cette vulnérabilité et à l’insupportable de la perte qu’elle a subie, réactivée par l’abandon de Léo : « Je veux désapprendre la peur. Est-ce que Frida a peur de vivre dans le bas- ville. » (50). Si Anaïse a gardé le silence sur les violences qu’elle a vécues, elle ne s’est pas débarrassée du sentiment d’injustice ni d’une soif grandissante de vengeance à l’égard des hommes. Justice et vengeance sont deux éléments importants de la dialectique èzilienne qui sont souvent mis en lien avec Ezili-ze-Rouj/Ezili Yeux Rouges, bien que cette thématique soit particulièrement présente également chez Ezili Dantò, prête à tout 144 pour protéger ses enfants, et Ezili Freda, qui a le désir insatiable de s’assurer qu’elle est aimée.196 C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’empoisonnement de Léo et Bony par Frida/Anaïse. Non pas seulement dans le cadre d’une double trahison amoureuse, mais dans celui plus large, d’un continuum de trahisons mutilantes et de fragmentations d’un corpsesprits qui n’a plus les moyens d’y faire face. Si l’empoisonnement de Léo et Bony est préfiguré—notamment dans l’épisode troublant où Frida connaît l’orgasme en s’imaginant perpétuer le meurtre, à la place d’une femme qui vient de tuer son mari qui l’avait abandonné—c’est à l’annonce de sa grossesse, à laquelle elle réagit en déclarant à sa gynécologue « Gladys… Je suis morte » (55), qu’intervient le passage à l’acte et qu’ Anaïse/Frida prend la décision de retourner chez l’empoisonneur pour y acheter les fioles. Au moment où elle s'apprête vraisemblablement à se suicider, Frida/Anaïse connaît un éblouissement douloureux : Un arc-en-ciel inattendu me traverse de part en part et distille dans ma poitrine un bonheur presque insupportable. Mais bien vite les couleurs se brouillent, diluées en une masse rouge, un ectoplasme sanguinolent qui bouge en moi, m’absorbe de l’intérieur. La fiole vit entre mes mains. Je repose mon front contre le miroir du petit meuble. Je me regarde jusqu’au fond de mon abîme. (108) L’arc en ciel qui traverse de part en part Frida/Anaïse, rappelle le cœur percé qui symbolise Ezili Freda, qui ici distille le bonheur d’une délivrance ressentie par la protagoniste. « L’ectoplasme sanguinolent » qui « l’absorbe de l’intérieur », et constitue 196 Cette dimension éthique d’Ezili est également à envisager dans le contexte de l’émergence de ce lwa dans la tradition vodou, qui est celui du Saint-Domingue esclavagiste et de la révolution haïtienne. 145 son « abîme », associé à la couleur rouge font de cette scène où Frida/Anaïse perd la vie une scène d’avortement, le seul qu’Anaïse ait pu choisir. 146 Chapter 2: Doubles dans la voix: les polyvocalités du sujet féminin littéraire haïtien : opacités vocales, schizophrénie littéraire, passing vocal et figures èziliennes du double Mon père dans la radio Le lieu de sa cuisine de la maison de ma grand-mère, où flotte une odeur de tarte-aux- pommes préparée par Nicole est le lieu où j'entends la voix de mon père à travers la radio. La voix de mon père fou, celui qui fait très peur. C’est Nicole qui me dit de venir vite, que c'est mon père, c'est mon père qu'on entend, interviewé par une journaliste. Riant, tournant ses phrases dans la volupté du sens, patiemment, langoureusement, détachant les syllabes comme s’il les savourait en bouche, masquant avec peine son inquiétude de ne pas être compris. Cette voix qui séduit, qui transporte, qui attendrit. Ce n’est pas la voix de mon père fou. J’essaie de réconcilier l’image que j’ai de lui et la voix. La rage dans ses yeux, la douleur physique qui explose dans mon corps. Cette voix- là me transporte dans une autre dimension. Il devient tout à coup une voix aimée et adulée, merveilleuse, celle qui fait rire la présentatrice, celle qu’elle cherche de toute évidence à comprendre. Un autre père. Dont la voix porte cet accent du créole haïtien qu’il se refuse à parler depuis qu’il a mis les pieds à Paris. Il parle des cours de philosophie qu’il donne sur la place devant le musée Beaubourg. Dans ma tête sa voix, qui était dans cet ailleurs, prêt de la présentatrice, qui rigole, se déplace là-bas. Là où ma mère m'emmène souvent pour y voir le carillon du gros-horloge sortir à 16h heures de l'après-midi. La voix se déplace là, s’incarne, je vois son manteau en cuir noir, les passants qui l’entourent, hochent la tête. À la radio j’entends la conviction qu’il y a dans 147 cette voix. Sans comprendre complètement le message j’entends sa parole qui s’épuise. J’entends le malaise, vis-à-vis de cette personne qui lui pose des questions et écoute sans entendre. J’entends cette position compliquée, ironique d'avoir à parler tout en soulignant la manière dont on est en train de ne pas être entendu, parler au travers de la surdité de l’imaginaire colonial de cette ligne de couleur sonore. Parler, tenter d’être entendu malgré cela, ce que ça sous-entend abnégation, de patience, de résignation, de colère, d'espoir, d'attente. 1.1: Opacités vocales et surdités dans Le Livre d’Emma Une femme qui parle trop fait autant de bruit qu’un nuage qui court dans le ciel, dit-elle en me regardant avec intensité. Lorsque nous jugeons que le bruit ne sert absolument à rien, nous devons avaler notre langue. (...) Une femme qui parle, crie et hurle en vain fait autant de bruit qu’un nuage. Mieux vaut-avaler sa langue crois-moi, comme le faisaient nos grands-mères sur les bateaux.197 Ce dicton que le texte prête à Mattie, la grand-mère de Emma qui prend en charge une partie importante de son éducation, fait partie de la poétique litanique développée par l’auteure, qui, au même titre que « le bleu de grand lagon », vient à émailler le texte à plusieurs reprises. Cette proposition invalide la parole des femmes haïtiennes, créant une dissonance narrative importante puisque le texte est précisément construit autour de la parole d’Emma qu’il théâtralise. Ces remarques d’Emma sur la futilité de la parole de 197 Marie-Célie Agnant, Le Livre d’Emma, 118–119. 148 femmes haïtiennes, et sur l’inaudibilité qui la contextualise mise en lien avec la traite esclavagiste et le passage du milieu rappellent les remarques de Édouard Glissant dans Poétique de la Relation. Glissant y évoque en effet la surdité du bateau négrier, « le bateau sourd de nos naissances », et de la manière dont à l’intérieur de la cale résonnent « nos clameurs tues ».198 Ici Glissant marque un point essentiel de l’assujettissement qui n'est rendu possible que par la surdité de celles/ceux qui l’inflige. Cela pousse à poser la question suivante : quel bagage idéologique permet l'absence de perception d'un point de vue à la fois perceptif, affectif et physique ? Par quels mécanismes construit-on cet inaudible ? Comment le défaire ? Quel est le rôle du racisme scientifique ? Comment se rend-on sourd, comment en vient-on non seulement à désentendre le cri mais à ne plus se rendre compte qu’on active cette surdité ? Dans le Livre d’Emma, Flore essaie d'entendre Emma, qui fonctionne dans le récit comme cette Autre qui est radicalement autre, que l’on ne peut ni comprendre ni connaître et qui est elle-même intentionnellement extrêmement bruyante et réfractaire aux tentatives de compréhension et de réduction de la part du Dr MacLeod et de son entourage, tout en souffrant de ne pas être entendu « on her own terms ». Par cette tension, le texte pose la question de la place du sujet postcolonial en situation de détresse psychique au sein d’une institution psychiatrique potentiellement dangereuse en raison de son histoire de pathologisation raciste et sexiste toujours agissante. En effet, le régime discursif pathologisant du racisme/sexisme scientifique formalisé, normalisé et diffusé en masse au dix-neuvième siècle est toujours opérant au minimum dans les imaginaires des soignants et des soigné-e-s comme le prouve par exemple le traitement différencié de la 198 Édouard Glissant, Poétique de la Relation (Paris: Gallimard, 1990), 19. 149 prise en charge de la douleur pour les femmes racisées qu’ont mis en évidence de récentes études aux États-Unis. C’est de cette surdité sédimentée du corps médical que ce texte rend compte : Deux mois bientôt que je tente d’esquisser un diagnostic, ou plutôt de percer son mystère. (...) Tout ce que j’ai pu noter, avait-il murmuré en agitant les feuilles. Il n’y est question que du bleu : le bleu du ciel, le bleu de la mer, le bleu des peaux noires, et la folie qui serait venue dans les flancs des bateaux négriers. C’est tout ce que j’ai réussi à glaner de ses longs monologues, avait-il ajouté, en me tendant les feuillets. Des mots, saisis au vol, comme des miettes s’échappant du bec d’un oiseau qui s’enfuit. (8) Comme l’indique le texte dès le premier chapitre mais plus particulièrement dans le passage ci-dessus, il y a chez le Dr MacLeod cette impulsion à expliquer Emma, comme si on pouvait, grâce au déterminisme psychiatrique, expliquer un être humain et ses incohérences de bout en bout. Si le roman de Marie-Célie Agnant peut être envisagé comme une manière de contextualiser le geste infanticide d’Emma, dans l’interstice du texte qui est celui de la traduction que Flore donne à entendre, non pas des mots, mais « de la vie, du pays » d’Emma, l’auteure semble dénoncer cette impulsion réductrice et se garder de réduire son personnage à une lecture univoque. Mais le texte met également en scène l’un des éléments fondamentaux de la voix qui est son caractère éminemment relationnel, et le fait que le phénomène vocal est lu à travers une écoute. Le texte scénarise par contraste l’écoute sourde du Dr MacLeod, une écoute dont le périmètre est délimité par la ligne de couleur sonore, et de l’autre côté, l’écoute que procure Flore à Emma qui, au fil du texte, se défait de ses surdités pour trouver en elle-même une écoute 150 pleine, qui permet à Emma de se dire, et au texte littéraire de se constituer. Pour se mettre en situation de pouvoir réellement écouter Emma, Flore se départit de toute prétention à l’objectivité mais où est mise en valeur l’expérience. Elle élabore un type d’écoute proscrit par l’institution psychiatrique mais aussi par l’institution de l'interprétariat et son code déontologique. Cette scénarisation de la souffrance ressentie par Emma liée au fait de ne pas être entendue et de la surdité du Dr MacLeod et des référents institutionnels d’Emma, ainsi que de Nicholas nous rappelle aux considérations de Jennifer Solheim sur la présence d’un trope du « Call to Listen » (« Appel à écouter ») dans les littératures postcoloniales francophones dans The Performance of Listening in Postcolonial Francophone Culture.199 Pour le sujet afro-diasporique qui s’aventure à écrire, à dire, il y a comme une surdétermination de la notion lacanienne de parole en tant que déchet, prise qu’elle est dans l’inaudibilité d’un racisme systémique qui prescrit la surdité à laquelle le sujet afro-diasporique se trouve confronté-e. Il y a une surdétermination de l’insuffisance, l’inaptitude du langage à rendre compte du vivant mais aussi une surdétermination du ratage inhérent à la tentative d’être entendu tant la situation d'énonciation elle-même est faussée, biaisée. Cette inaudibilité crée la situation parfaite pour que le sujet se trouve noyé, submergé par sa propre parole, livré à la folie, comme c’est le cas pour Emma. 199 Jennifer Solheim, The Performance of Listening in Postcolonial Francophone Culture (Liverpool: Liverpool University Press, 2017), 3 : « The Call to listen is a cultural phenomenon that allows marginalized voices to weave into the social fabric, alongside the reactionary, blanket statement of right- wing social and political figures. » 151 1.2 : Schizophrénies littéraires ? Du spiralisme au texte èziliphonique Parce que notre être profond nous échappe, Les exigences de l’Histoire ont déterminé dans l’aire caribéenne une personnalité schizophrénique qui s’éprouve et s’exalte dans la création. Nous célébrant êtres à partager. Êtres partagés. Différents. Installés dans la différence, sans réelle possibilité D’établir une cohérence (tentation et difficulté de l’ouvert propres aux schizophrènes.) .... Jean-Claude Fignolé, « Une poétique de la schizophrénie » 200 La caractérisation d’Emma qui est manifestement aux prises avec une importante souffrance psychologique, amène à poser la question de la figuration de la folie, en particulier de la schizophrénie dans le roman haïtien. Dans « Écrire la schizophrénie, la configuration du personnage dans les œuvres “spiralistes” de Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète », Kaiama L. Glover fait le constat de la prépondérance de personnages « schizophrènes », ou encore « incomplets », « opaques » et « incohérents » dans les œuvres des auteur.es qui se réclament du spiralisme.201 Pour Glover, ce type de 200 Fignolé, Jean-Claude, « Une poétique de la schizophrénie », Revue noire, (http://www.revuenoire.com/fr/textes.php?article=Fignolé). 201 Kaima L. Glover, « Écrire la schizophrénie : La configuration du personnage dans les oeuvres ‘spiralistes’ de Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète », in Écrits d’Haïti : Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986–2006), edited by Nadève Ménard, 83–96 (Paris: Éditions Karthala, 2011), 85. 152 caractérisations nous rappelle aux remarques d’Édouard Glissant sur l’opacité comme champ de possibilité pour les auteur/es du monde caribéen. Kaiama Glover observe qu’au sein du corpus littéraire haïtien, ce type de personnage littéraire est spécifique à l'esthétique spiraliste haïtienne développée en particulier par Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète et se distingue des personnages « complets » et « cohérents » bien que « troublés, sinon profondément traumatisés » de courants littéraires précédent tels que l’indigénisme de Jacques Roumain ou le réalisme merveilleux de Jacques Stephen Alexis. Glover donne pour exemple ces personnages à la fois « cohérents » et « complets » mais aussi exemplaires, donc théoriques, et avec lesquels la lectrice/le lecteur peut aisément s’identifier au personnage de Manuel de Gouverneurs de la rosée, Hilarius Hilarion de Compère Général Soleil ou encore Patrick Altamond d'Hadriana dans Tous mes rêves. Glover inscrit l’apparition de la « poétique schizophrène » dans la genèse des personnages du roman spiraliste dans une continuité de l’impératif auquel les auteur/es caribéens ont dû faire face, confronté/es qu’ils/elles sont au vécu esclavagiste et colonial qui « comprenait la dévalorisation de l’être ». Pour elle, cette transition rend compte d’une négociation différente de l’impératif majeur qui se pose aux écrivain/es caribéen/es qui pour Glover consiste avant tout à « rendre compte de la réalité physique et psychique du sujet postcolonial ».202 Là où les mouvements littéraires haïtiens et caribéens précédents auraient, selon Glover, opté pour la transparence et l'héroïsme des personnages afin de faciliter leur lisibilité, les auteurs spiralistes répondraient ainsi au même impératif de représentation du sujet post-colonial, par une proposition différente. Celle de l’opacité de personnages « fragmentés et imprévisibles », porteurs d’une 202 Glover, « Écrire la schizophrénie », 84. 153 « ambiguïté fondamentale » qui « empêche souvent le lecteur d'identifier avec certitude un héros ou des victimes absolues ».203 Glover indique que les auteurs spiralistes « exigent que le lecteur respecte et accepte la réalité déconcertante de ces êtres opaques et incohérents » d’œuvres qui « présentent en effet une multiplicité de personnages doublés, zombifiés, schizophrènes et autrement fracturés, fournissant au lecteur une vision réaliste des luttes particulières dans lesquelles doit s’engager l’individu en Haïti ». Il est frappant de constater que ces remarques s’appliquent à l’identique dans le texte èziliphonique. Un pacte similaire est établi de manière tacite entre la lectrice du texte èziliponique et sa/ses auteures. Au moyen des métamorphoses vocales qu’il présente, le texte èziliphonique met la lectrice devant le fait accompli d’une « réalité déconcertante ». Anaïse/Frida sont des personnage souvent opaques et d’apparence incohérente, de même que Emma/Flore, et si Minette est plus lisible, la simultanéité des discours dans lesquels elle circule en font un personnage discursivement multiple et contradictoire. De la même façon que les personnages du roman spiraliste, les protagonistes Minette/Zoe, Emma/Flore et Anaïse/Frida sont traumatisées et porteuses d’une douleur incommensurable. Cependant, dans le texte èziliphonique, la question des systèmes d'oppressions de race sont croisées à celle de genre, de sexe et de classe, ce qui fait du texte èziliphonique un texte à portée intersectionnelle qui donne en particulier une place primordiale à la figuration de l’exploitation sexuelle des femmes noires dans chacun des textes. Les traumatismes des personnages sont le plus souvent au moins en partie liés à l’exploitation sexuelle dont elles ont été victimes. Glover ajoute que les personnages du spiralisme « maintiennent un 203 Glover, « Écrire la schizophrénie », 84–85. 154 imperméabilité fondamentale ».204 La notion d'imperméabilité fondamentale rappelle bien sûr la dyade Flore/Emma mais peut également rappeler la dyade Anaïse/Frida dont la narration est particulièrement peu fiable tant elle est marquée par un double langage au sein duquel un système de conversion et de renversement fait monter une pression narrative aussi étrange qu’inquiétante. Parallèlement à la textualisation de la dialectique èzilienne entre Ezili Freda et Ezili Dantò, l’ambiguïté narrative entre Anaïse et Frida peut être lue comme une manière de rejouer la dyade Raynaud et Paulin du roman Mur à crever de Franketienne. Raynand est en effet un « homme représentatif de la post- colonie-sans emploi et désaffranchi », comme l’est Frida, alors que Paulin « éduqué et politiquement engagé » est un personnage « avatar-auctorial » qui se confond régulièrement avec le je-narrateur de l’auteur, comme peut l’être Anaïse, bien que celle-ci ne soit pas écrivaine dans Fado contrairement à Paulin. Mais, comme c’est le cas dans Fado, les identités de Raynaud et Paulin se confondent, donnant lieu à « un amalgame des identités ».205 Comme dans le roman èziliphonique, la question de l’accomplissement que présente la transfiguration autant vocale que corporelle est au cœur de la trajectoire narrative des personnages du roman spiraliste. Le thème de la sirène synonyme de la mort du personnage masculin apparaît dans le roman de Fignolé où Violetta pousse un cri mélodique censé attirer son amant « ensorcelle Agénor », un thème qui se retrouve bien entendu dans Fado avec les personnages principaux de Bony et Léo qui trouvent la mort 204 Glover, « Écrire la schizophrenie », 85. 205 Glover, « Écrire la schizophrénie », 96. 155 après avoir écouté la voix d’Amalia Rodrigues pendant tout le cours du roman, sans comprendre qu’elle prédisait leur sort/mort (le mot fado signifie « sort » en portugais). Dans « La polyphonie dans le roman haïtien contemporain : regards croisés, dédoublés, occultés », Yolaine Parisot fait une autre hypothèse quant à l'apparition de la figure et de l’esthétique schizophrène dans le corpus littéraire haïtien. Pour elle, « tout écrivain haïtien est de surcroît schizophrène ». Rappelant que selon Yanick Lahens, tout/e écrivain/e se trouve dans une situation d’exil et que « la schizophrénie littéraire n’est pas une position solipsiste, mais l'expression langagière et poétique de la part d’altérité que le sujet porte en lui », Parisot met en parallèle schizophrénie littéraire, exil et vécu dictatorial afin de contextualiser ce phénomène plus spécifiquement dans le corpus haïtien.206 La folie en tant que mode de figuration littéraire ne concerne évidemment pas seulement le roman spiraliste ou èziliphonique et est évidemment centrale notamment dans plusieurs mouvements littéraires des 20ème et 21ème siècles tels que le surréalisme. Dans son ouvrage Of Suffocated Hearts and Tortured Souls, Valérie K. Orlando contextualise la figuration de la folie féminine dans les textes des auteurs de la diaspora noire francophone, en rappelant à la suite de Cixous que, dès l'Antiquité, la folie est historiquement associée aux femmes et au féminin dans la pensée occidentale. Orlando rappelle que la sphère du féminin est ainsi mise en opposition avec un masculin, synonyme de rationalité en s’appuyant notamment sur les travaux de Shoshana Felman qui envisage la folie comme caractérisant « le statut même de femme » (« the very status 206 Yolaine Parisot, « La polyphonie dans le roman haïtien contemporain : regards croisés, dédoublés, occultés », Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no. 1, 2006, pp. 203–224; [212]. 156 of womanhood »).207 La folie est donc renvoyé du côté du féminin au sein d’un phallologocentrisme racialisé, dénoncé notamment dans les travaux de clinique psychiatrique de Frantz Fanon, qui sont le point de départ de sa pensée critique de la race. Orlando montre que par leurs œuvres, les auteures caribéennes telles que Marie Vieux- Chauvet, Michèle Lacrosil ou Simone Schwartz-Bart s’invitent dans une sphère publique dont elles sont exclues et bouleversent ainsi l’ordre symbolique sexiste. Souvent, les protagonistes féminines au centre de leurs romans ressemblent à leurs auteures au sens où elles transgressent généralement l’ordre genré au sein du texte littéraire. Pourtant, contrairement à leurs auteures, ces protagonistes semblent payer le prix de cette émancipation et sont souvent frappées d’une folie qui leur est souvent fatale. Orlando souligne que ces figurations peuvent-être lues comme problématiques car elles semblent reproduire une discursivité féminine marquée par la folie, reproduisant ainsi l’assignation prescrite par l’ordre phallologocentrique, et semblent par ailleurs perpétuer le système punitif associé aux transgressions de cet ordre de la part des protagonistes, en les punissant de leurs transgressions par cette folie figurative. Tout en reconnaissant que la folie comme métaphore puisse risquer de renforcer ces assignations à première vue, pour Orlando, il s'agit d’un risque qu’il est important de prendre pour ces auteures. Pour Orlando, cela s'explique par le fait que c’est grâce à ces figurations de la folie qu’il est possible de dénoncer les travers du discours—le phallologocentrisme racialisé lui-même : « Au travers des actions et de la démence de leurs héroïnes, les auteurs étudiées dans ce 207 Orlando, Of Suffocated Hearts and Tortured Souls: Seeking Subjecthood through Madness in Francophone Women’s Writing of Africa and the Caribbean (Lanham, MD: Lexington Books, 2003), 13 ; Shoshana Felman, “Women and Madness.” in Feminisms, ed. R. Warhol et al., 6–19 (New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 1991). 157 livre, bien qu'elles ne soient pas elles-mêmes folles, explorent un sens plus profond du soi féminin et de l'identité mais également les injustices et contraintes que ces sociétés et ces hommes leur imposent » (« Through the actions and the dementia of their heroines, the authors studied in this book, although they themselves are not mad, explore a deeper sense of the feminine self and selfhood as well as the injustices and constraints that these societies and men have placed on them »).208 Dans Bodyminds Reimagined: Black Women’s Speculative Fiction, Sami Schalk analyse la figuration de la folie dans les œuvres d’auteures de la diaspora noire en l’articulant à la dimension spéculative que ces auteures plébiscitent souvent au sein de leurs œuvres. Dans ses travaux, Sami Schalk interroge la propension des critiques littéraires à interpréter la figuration de la maladie mentale ou du handicap physique comme une métaphore. « Interpréter seulement l’(handi)capabilité comme une métaphore nie la matérialité de cette expérience et positionne l’(handi)capabilité comme inférieure. Les représentations de l’(handi)capabilité doivent aussi être lues comme des expériences matérielles littérales » (« Only interpreting disability as metaphor negates the materiality of this experience and situates disability as inferior. Representations of disability must be read as literal material experience »).209 Les remarques de Schalk amènent à interroger les biais « capablistes » qui peuvent participer à l’élaboration d’un concept tel que la « schizophrénie littéraire » proposé par Fignolé ou par d’autres personnes n’ayant pas nécessairement fait l’expérience des souffrances psychiques, de l'exclusion sociale ou des différents modes 208 Orlando, Of Suffocated Hearts, 18. 209 Schalk, Bodyminds Reimagined, 25. 158 d’oppressions que ces termes recouvrent. Le propos de Schalk est de rappeler en particulier la co-constitution des discours scientifiques sur la maladie mentale avec les constructions des catégories de race, de sexe et de genre. Pour Schalk, il y a donc à conjuguer à la fois la portée métaphorique de ces figurations, mais également la référence à la matérialité de ces expériences dans nos analyses littéraires. Une telle perspective permet par exemple d’envisager la figuration de l’amputation de la langue de Joseph, ou la maladie mentale dont souffre Emma, non pas seulement comme des métaphores symbolisant les aliénations auxquelles doit faire face le sujet diasporique féminin, mais également comme une référence à la violence déshumanisante que ces systèmes d’oppression ont produite et produisent toujours sur ce que Samy Schalk désigne comme les corpsesprits des personnes noires (handi)capables (« black (dis)abled bodyminds »). Schalk nous rappelle que ces romans qui explorent « ce qui ne peut pas être vérifié » à savoir l'expérience du vécu de l’esclavage à Saint- Domingue, aident par leurs figurations des corpsesprits (handi)capables à prendre conscience que nous ne devons pas seulement nous rappeler de l’esclavage comme de l’oppression des personnes noires, en situation d’esclavage et libres, mais également comme une système de violence raciale qui produisait souvent des corpsesprits handicapés au moyen de discours “capablistes” sur la noirceur. (We must not only remember slavery as the oppression of black people, both enslaved and free, but also remember it as a systemic racial violence that often produced black disabled bodyminds via ableist discourses of blackness).210 210 Schalk, Bodyminds Reimagined, 5. 159 C’est grâce à une compréhension élargie de ce qui peut constituer de la fiction fantastique, ou de la fiction spéculative, que Schalk permet une prise de conscience de la relation prépondérante au spéculatif entretenue par nombre d’auteures de la diaspora Africaine telles que Toni Morrison ou Edwige Danticat. En effet pour Schalk, le spéculatif fait avant tout référence à « toute fiction littéraire dans laquelle les règles de la réalité ne s’appliquent pas complètement, y compris le réalisme magique, la littérature utopique ou dystopique, le fantastique, la science-fiction, le vodou, les histoires de fantômes et les genres hybrides » (« any creative writing in which the rules of reality do not fully apply, including magical realism, utopian and dystopian literature, fantasy, science-fiction, voodoo, ghost stories, and hybrid genres »).211 Par « règles de la réalités », Schalk se réfère aux « récits historiquement et culturellement déterminés qui président aux représentations des corpsesprit, mais aussi aux notions de temps, d’espace, ou de discours construits tels que la race, la classe, le sexe ou encore la parenté ». L’une des propriétés du récit fantastique qui est mobilisée dans le texte èziliphonique est celle de la défamiliarisation. Par ce terme, la théorie littéraire appliqué au texte fantastique désigne la manière dont ces textes transforment un concept social familier, tel que le genre, la sexualité, les limites entre le monde physique et le monde spirituel, ou encore les limites corporelles en quelque chose d’étrange. Cette étrangeté introduite au sujet de concepts familiers permet aux lectrices/lecteurs de remettre en question les significations et délimitations qui régissent ces catégories. Dans Le Livre d’Emma et Fado en particulier les textes présentent des figurations spéculatives autour de la folie et des souffrances psychiques de protagonistes étrangement et inexplicablement doubles et 211 Schalk, Bodyminds Reimagined, 3. 160 prises dans des métamorphoses vocales inexorables. Les actes meurtriers de leurs protagonistes ainsi que leurs suicides permettent à Kettly Mars et Marie Célie-Agnant de défamiliariser les limites entre folie et raison mais aussi entre victime et bourreau, et nous amènent à les interroger tout en rappelant à la lectrice et au lecteur à la matérialité de ces expériences d’(handi)capabilités mentales et à leurs implications. Dans chacun des romans, l'articulation entre la notion de double et celle de voix prend forme grâce aux figurations récurrentes de la polyvocalité du sujet littéraire féminin haïtien. Ces polyvocalités sont explorées au niveau intrasubjectif grâce à des figurations de la voix telle que le passing vocal ou la folie du sujet littéraire féminin haïtien. Mais l’articulation entre double et voix est aussi explorée grâce à l'utilisation de figures doubles ou de figure en miroir dans la description des relations interpersonnelles des protagonistes. Chacun de ces aspects fait bien sûr partie des spécificités phoniques d’Ezili évoquées dans l’introduction. 1.3 : Du mimétisme vocal au passing vocal de Minette : figuration de ligne de couleur sonore dans La Danse sur le volcan Maintenant qu'elle chantait, elle ne voyait plus rien, n'entendait plus rien, possédée par les sons merveilleux que sa voix déversait. Tout avait disparu: la salle, l'orchestre et même les vingt-et-une loges d'où ses amis la regardaient. Quelque chose qui lui venait de loin de très loin en elle-même lui dictait ses gestes, ses attitudes. 161 Marie Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan (48) L’extrait en exergue de cette discussion qui est situé après l’épisode d’aphonie de Minette, sur la scène de la comédie nous rappelle au phénomène de « possession » décrit par Marie-Rose lorsqu’elle manifeste la voix de Jean Dantor, depuis le tréfonds d’elle- même. Cet extrait met donc en lien Minette avec la spécificité èziliphonique d’incorporation vocale qui va de pair avec la polyvocalité èzilienne. Conformément aux remarques d’Henderson et aux spécificités polyvocales èziliennes, la caractérisation de Minette est marquée par la double-voix, pendant de la double-conscience développée par W.E.B Dubois. Face aux mutilations physiques et symboliques des ordres patriarcaux et coloniaux, mais également aux inaudibilités des voix des femmes afro-descendantes évoquées plus haut dans ce chapitre, le sujet féminin haïtien développe une polyvocalité à la fois glossolalique et hétéroglossique, comme évoqué dans mon introduction. Vieux-Chauvet évoque la dimension polyvocale du sujet féminin haïtien au moyen des contradictions discursives internes du personnage qui apparaissent dans ce que je conceptualise comme son « passing vocal ». Aux États-Unis, le phénomène de passing où une personne de la communauté afro-américaine « passe pour (blanc/he) » est à la fois un phénomène historique qui commence avec l’esclavage mais, qui, avec l'émancipation et les anxiétés raciales de l’Amérique blanche qu’elles décuplent, s’empare de plus belle des imaginaires et devient un genre littéraire à part entière notamment à partir du milieu du 19ème siècle et au début du 20ème. Cette tradition littéraire est mobilisée à la fois par des auteure/s africain 162 américain/es et blanc/hes comme le montre Teresa Zackodnik dans The Mulatta and the Politics of Race, bien que les biais idéologiques diffèrent souvent beaucoup.212 La passing fait l’objet d’études critiques dans les Black Studies mais également dans les études Queer. En effet dans les communautés LGBTQ, la signification du mot est renouvelée pour signifier passer pour hétérosexuelle ou passer pour cis-genre. Pour Siobhan Somerville, l’évolution du terme n’est pas un hasard, mais bien le fait d’une construction consubstantielle des discours raciaux, associés en particulier aux corps métisses, et des discours construisant l’homosexualité contemporaine comme elle le défend dans Queering The Color Line.213 Au début du 20ème siècle, le genre devient aussi cinématographique avec les films hollywoodiens Imitations of a Life, sorti en 1933 et adapté du roman de Fannie Hurst, puis son remake en 1959. Les films qui eurent tous deux un grand succès commercial au moment de leur diffusion. On peut par ailleurs penser qu’ils ont pu être diffusés sur le réseau télévisuel haïtien pendant la période d’occupation américaine qui correspond à l’enfance de Marie Vieux-Chauvet. Il est certain en tout cas que La Danse sur le volcan, peut-être plus encore que toute œuvre du Chauvet, repose sur des ressorts narratifs très usités dans les romans de passing, comme le signale Lovia Mondésir qui note que dans La Danse sur le volcan, le passing concerne à la fois un mulâtre qui passe pour blanc et (...) un.e esclave (noir.e ou mulâtre) (qui) passe pour libre.214 212 Teresa C. Zackodnik, The Mulatta and the Politics of Race (Jackson, MS: University Press of Mississippi, 2004). 213 Siobhan B. Somerville, Queering the Color Line: Race and the Invention of Homosexuality in American Culture (Durham: Duke University Press, 2000). 214 Lovia Mondésir, « Féminisme, abolitionnisme et citoyenneté dans La Danse sur le volcan de Marie Chauvet », Nouvelles Études Francophones, vol. 29, no. 2, 2015, pp. 10–25 [18]. 163 Dans ce chapitre je propose une réflexion sur l’association de ce mot avec le terme vocal et envisage Minette comme effectuant un passing vocal où elle « passe pour blanche » au moyen de son don pour le mimétisme vocal. Dans son article « Fear and Desire: Regional Aesthetics and Colonial Desire in Kate Chopin's Portrayals of the Tragic Mulatta Stereotype », Dagmar Pegues évalue la situation de la « mulâtresse tragique » (« tragic mulatta ») comme relevan de t « l’ambivalence d’un sujet qui fluctue entre être “presque pareille” mais reste pourtant différent » (« The ambivalence of a subject that is fluctuating between being “almost the same” yet still remaining different »).215 Pour ses remarques, Pegues s'appuie sur le concept de « mimicry » de Homi Bhabha, que ce dernier définit en ces termes : « presque pareille/blanc/he mais pas tout à fait » (« Almost the same but not quite/white »).216 Dans le contexte des spécificités vocales d’Ezili et de la notion d'imitation vocale inhérente à la figure de Minette en tant que mulâtresse tragique, Minette peut être envisagée comme « presque pareille », c'est-à-dire den termes sonore, presque en harmonie ou presque juste, mais aussi « pas tout à fait », c’est-à-dire littérairement dissonante. Vieux-Chauvet explore cette ambivalence sonore de la mulâtresse opératique dans la relation de Minette avec Mme Acquaire sa professeur de chant. Mme Acquaire est un personnage historique répertorié par Fouchard dans son historiographie de Minette qui évoque également le rôle important qu'elle a joué dans la carrière de Minette. Créole 215 Dagmar Pegues, « Fear and Desire: Regional Aesthetics and Colonial Desire in Kate Chopin’s Portrayals of the Tragic Mulatta Stereotype », The Southern Literary Journal, vol. 43, no. 1, 2010, pp. 1–22 [17]. 216 Homi Bhabha, « Of Mimicry and Man: The Ambivalence of Colonial Discourse », October, vol. 28, 1984, pp. 125-133 [130]. 164 blanche, et chanteuse de renom à Saint-Domingue elle a déjà une carrière établie lorsqu’elle commence à former Minette au chant lyrique. Dans La Danse sur le volcan, la première rencontre entre Minette et Mme Acquaire est une rencontre vocale et harmonieuse. Mme Acquaire entend la voix de Minette et de sa sœur Lise qu’elle qualifie de « voix jeunes et pures » tout en se posant la question suivante : « Où ces petites pauvresses d’affranchies avaient-elles pêché une pareille voix ? ». Par cette question, Marie Vieux-Chauvet exemplifie l’essentialisation raciste et classiste liée à l’art lyrique, et la pertinence du concept de ligne de couleur sonore. Cependant le texte spécifie que parmi les deux voix, seule l’une d’entre elles fait écho à la voix de Mme Acquaire de manière parfaite : Tiens, Scipion, voilà les petits rossignols de la rue Traversière qui chantent ! (...) Voilà mon jeu favori, Scipion. Je vais chanter, et les rossignols me donneront la réplique. Elle chanta un air d’opéra à la mode. Puis s'arrêtant, elle tendit l’oreille. Les fillettes s’étaient tues, elle aussi, Mme Acquaire recommença pour s’arrêter de nouveau. Tout à coup, une des voix lui donna la réplique si merveilleusement qu’elle se leva de son piano, enthousiasmée en disant à Scipion : —Un de ces jours, je les ferai venir, tu m’entends ? —Oui maîtresse, répondit l’esclave en souriant. (16–17) Bien que cela ne fasse pas partie de l’historiographie de Minette, Vieux-Chauvet souligne les préjugés de Mme Acquaire et nuance sa fonction salvatrice auprès de Minette en attribuant la décision de Mme Acquaire de mettre ses promesses à exécution, non pas 165 seulement à sa bonté ou à son intérêt artistique, mais également à l’insistance de l’esclave à son service depuis la naissance de Mme Acquaire, Scipion. —Fais-les chanter, ici, maitresse, je t’en prie. —Je pense à cela, mais ne me casse pas autant les oreilles… —Fais-leur voir le piano maîtresse, elles sont pauvres et toi tu es si bonne, insista l’esclave courageusement. (17) Dans le passage dédié à la rencontre vocale de Mme Acquaire avec Minette et sa sœur, Vieux-Chauvet souligne les capacités de mimétisme vocal de Minette, qui contrastent avec sa sœur Lise, et qui sont à l’origine de l’intérêt vocal accru de Mme Acquaire pour Minette. Lorsque Minette et Lise rencontrent finalement Mme Acquaire en personne, l'intérêt de Mme Acquaire pour les qualités d’imitation parfaites de Minette se confirment dans une scène où Chauvet met à nouveau en scène une écoute en aveugle des jeunes filles, qu’elle ne voit pas chanter car elle est en train de s’habiller derrière un paravent : N'ayez pas peur, dit la voix de Mme Acquaire. Je suis là tout près de vous, derrière le paravent. J'achève de m'habiller. Allons, recommence, Minette, pose un doigt sur une note et imite-la en chantant. Minette posa le doigt par hasard sur un mi et cette fois avec plus d'assurance. Elle ouvrit la bouche et la note se répercuta à travers la pièce, vibrante et pure. —C'était donc toi qui me donnais si bien la réplique, dit Madame Acquaire, émergeant du paravent dans une gaule transparente et chiffonnée, et la tête ceinte d'un mouchoir dont les pans retombaient sur une de ses épaules. (22) L’enthousiasme de Mme Acquaire qui est basé sur la capacité singulière qu’a Minette de l’imiter parfaitement est représentatif du phénomène que la musicologue Nina Sun 166 Eidsheim désigne comme la « noirceur sonore » (« sonic blackness ») dans le genre opératique. Eidsheim rappelle que l’imitation est un principe fondamental de l’art lyrique qui est constitué « d’un ensemble de notes, de durées, de syllabes et de pauses fixées, qui doivent donc être produites de la même façon par chaque chanteu(r)/se » (« fixed pitches and durations for syllables and pauses, which therefore must be produced in the same way by each singer ».217 Cependant le corps noir est construit comme différent dans l’imaginaire des praticiens de l’opéra et de ses amatrices/teurs. Pour Eidsheim, cette construction a pour résultat le marquage d’une différence au sein des épistémologies de l’écoute. Eidsheim démontre que dans le genre opératique, les chanteu(r)/ses d’opéra noir/es sont envisagés à la fois comme semblables d’un point de vue sonore et radicalement différent/es au sein d’une fantasmatique « noirceur de timbre qui résonne dans l’oreille de l’auditrice/eur » (« timbral blackness (which) resonates in the listener's ear ».218 Les performances opératiques des personnes noires et marronnes reposent donc sur un exercice périlleux d’une performance physique et vocale du « presque pareille/blanc/he mais pas tout à fait ». C’est précisément parce que Minette est capable d’adapter ses modes de vocalités à ces paramètres à la fois arbitraires et mouvants qu’elle peut accéder « à l’espace normatif de la scène de l’opéra »,219 tout en étant contrainte de maintenir sa différence selon les assignations qui lui sont imposées. 217 Nina Sun Eidsheim, Sensing Sound: Singing and Listening as Vibrational Practice (Durham: Duke University Press, 2015), 644. 218 Eidsheim, Sensing Sound, 647. 219 Eidsheim, Sensing Sound, 647. 167 Vieux-Chauvet explore ces assignations dans un passage qui suit où Mme Acquaire fétichise le corps métisse de Minette et réalise une lecture racialisée et sexualisée du visage de l’adolescente, en le contrastant avec celui de sa sœur Lise : Elle attira Minette tout près d'elle pour la regarder. Les yeux noirs et obliques de la fillette se posèrent sur les siens sans timidité aucune. Elle caressa les longues nattes, les joues hâlées, et sourit, amusée par l'expression sensuelle et volontaire de la bouche gonflée, négroïde et charmante. Il y avait en Minette un charme particulier qui venait sans doute de son regard noir et direct, un regard qui ne changeait pas, chose rare, même devant un blanc. Les ailes du nez délicieusement échancrées frémissaient sous le coup de la moindre émotion, mais jamais les cils ne se baissaient pour voiler les yeux. Mme Acquaire, tout en comparant les deux sœurs, trouva plus de joliesse à Lise dont les nattes étaient moins noires, les yeux moins bridés, la bouche moins sensuelle. Il y avait un type achevé qui plaisait davantage à son côté artiste. Lise baissait les yeux pour lui parler et Minette l’étonnait en plantant son regard sans impertinence, mais avec une calme assurance, dans le sien. Dès la première leçon, la créole décela en sa préférée une juste compréhension de la musique et tant de tempérament qu'elle l'attira dans ses bras pour l'embrasser. (22) Mme Acquaire s’émerveille en particulier de la « bouche négroïde et adorable » et « son regard qui ne baisse pas ». Madame Acquaire considère que ses attributs indiquent que Minette a « un type achevé » contrairement à sa sœur, qui, en baissant les yeux quand Mme Acquaire la regarde, valide pourtant la ligne de couleur entre les femmes de couleurs libres (affranchies) et les femmes blanches appartenant à la classe des colons. 168 Avec l’examen que fait Mme Acquaire du visage de Minette, Vieux-Chauvet expose un discours colonial contradictoire qui voit en Minette « un type achevé » et demande de Minette à la fois un mimétisme vocal parfait et la performance incarnée de sa différence radicale conformément aux exotisations et sexualisations du corps des femmes noires et métisses portées par le discours colonial. Marie Vieux-Chauvet illustre par ailleurs grâce à ces deux scènes l’interdépendance des mondes sonores et visuels et la manière dont le sonore renforce les modes de discrimination portés par le visuel, un concept développé par Jennifer Stoever dans The Sonic Color Line: Race and the Cultural Politics of Listening.220 Stoever affirme que ni le son ni la voix n’échappent aux discours de domination, bien qu’ils soient couramment négligés dans les approches de ces sujets. Pour Stoever, au contraire, la voix et le son agissent comme « le doppelganger de la visualité » dans les systèmes de dominations et jouent un rôle essentiel dans les systèmes d’oppression sociale, d’autant plus redoutable qu’ils sont à la fois omniprésents dans les performances d’oppression raciale, mais également passés sous silence la plupart du temps.221 Comme le montre ce passage, loin de romantiser le rôle de Minette et sa prouesse lyrique mimétique, Vieux-Chauvet illustre comment cette performance répond aux paramètres arbitraires d’un discours colonial contradictoire mis en pratique au moyen d’une ligne de couleur sonore autant que visuelle, qui envisage les femmes noires à la fois comme 220 Jennifer Lynn Stoever, The Sonic Color Line: Race and the Cultural Politics of Listening (New York: New York University Press, 2016). 221 Stoever, The Sonic Color Line, 10. 169 abjectes et désirables et les classe selon les types, créant une pigmentocratie dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui. Des critiques tels que Paul Miller ou Curtis Small222 se sont interrogés sur le portrait élogieux de la performance lyrique de Minette que semble faire l’auteure, et ont analysé la caractérisation de Vieux-Chauvet comme une forme d’ambivalence problématique d'approbation des esthétiques coloniales racialisées de la part de l'auteure, une tendance que ces critiques pensent voir rectifiée dans ses travaux ultérieurs. Ces critiques vont généralement de pair avec une mise en valeur de la trilogie Amour, Colère et Folie comme la seule œuvre où l'auteure ferait preuve d'une réelle critique politico- sociale de la société haïtienne et tendent à considérer la trilogie d'un point de vue formel et idéologique, comme son roman le plus abouti, une vision que l'on peut indexer sur une autre opinion courante sur l’auteure qui voudrait qu'elle soit l'auteure d’un seul livre (valable) comme le propose Dany Laferrière dans sa préface à la trilogie parue chez Zulma. Régine Jean-Charles et Régine Joseph en particulier ont formalisé une critique de ces propositions courantes dans les études sur Vieux-Chauvet, qu'elles envisagent comme symptomatiques des paradoxes qui entourent l'œuvre de l’auteure. Dans son article intitulé « Naming, Claiming, and Framing Marie Chauvet », Régine Jean-Charles critique l'invisibilisation de l’œuvre de Vieux-Chauvet qui n'a pas été publiée par des maisons d'édition françaises de son vivant. Elle considère que cette invisibilisation est symptomatique de l’hégémonie éditoriale française et de l’idéologie qui l’accompagne. 222 Paul B. Miller, Elusive Origins: The Enlightenment in the Modern Caribbean Historical Imagination (Charlottesville: University of Virginia Press, 2010); Curtis Small, « The Ambiguities of Agency: Marie Vieux-Chauvet’s La Danse sur le volcan », Journal of Haitian Studies, vol. 3, no. 2, 2015, pp. 96–102. 170 Quant à Régine Joseph qui est l'auteure d’une des rares dissertations consacrées à Marie Vieux-Chauvet, elle prouve que cette dernière n'a pas attendu la trilogie pour théoriser et formuler une critique de la société haïtienne, en particulier de la bourgeoisie haïtienne et du patriarcat colonial au sein de son projet littéraire. Analysant en particulier La Danse sur le volcan, Régine Joseph affirme que dans cette œuvre « Marie Vieux Chauvet entreprenait déjà une critique des principales idéologies qui ont rendu la dictature de Duvalier possible » (« Vieux-Chauvet was already undertaking a critique of the core ideologies that made Duvalier and his dictatorship possible ».223 Il est difficile de maintenir la théorie d’un manque de nuance vis-à-vis de la performance de Minette lorsqu'on analyse la scène précédente où pointe déjà la critique de l'auteure, et que celle-ci se trouve confirmée dans des scènes où Minette décrit sa propre performance dans des répliques où perce une amertume tranchante. En effet, au fur et à mesure de son ascension sur la scène opératique de Saint-Domingue, Minette devient de plus en plus critique face à sa performance, confrontée qu’elle est à des conditions de travail où elle fait face à toutes sortes d'humiliation et de discrimination, doit travailler sans être rémunérée malgré son contrat, et est donc exploitée. Minette est par ailleurs vivement critiquée par le public dans la presse de Saint-Domingue, élément vérifié dans l’historiographie de Minette, et répertorié dans le roman, avec certain/es de ses pairs, quand elle n’est pas sollicitée sexuellement par ces derniers. Depuis les inquiétudes de sa mère Jasmine quand ses filles débutent une carrière théâtrale, aux multiples situations de prédations sexuelles auxquelles Minette est soumise, Vieux- Chauvet souligne la manière dont la fonction de Minette en tant que chanteuse lyrique 223 Régine Joseph, « Ruins of Dreams: Marie Chauvet and Post-Apocalyptic Writing in Haiti », 246-47. 171 côtoie celle de travailleuse du sexe. Dans une scène de prédation sexuelle où Minette tente d’échapper au Marquis de Chastenoye, celui-ci suggère à Minette qu'elle possède un incroyable talent et qu'elle est adorée par tout le public de Saint-Domingue, ce à quoi Minette répond, « Je ne suis qu'un bouffon Monsieur ». Avec ce terme « bouffon », associé à la royauté, Minette dépeint sa performance non seulement comme comique mais également comme possiblement imposée par un pouvoir qui l’actionne comme une marionnette. Cette remarque est d'autant plus intéressante parce que dans son roman, Vieux-Chauvet dépeint aussi les esclaves musiciens qui devaient jouer au-delà de leurs capacités physiques pour le bon plaisir de leurs maîtres. Dans le Saint-Domingue esclavagiste, ces interprétations musicales au cœur de ces « intimités monstrueuses » des maisons, concernent également les femmes esclaves, et notamment les femmes dénommées « cocottes », qui avaient pour rôle de tenir compagnie à leurs maîtresses, avec qui elles grandissaient souvent, notamment en chantant des chansons. Dans le roman, les jeunes filles, Roseline et Fleurette , esclaves de Jean Baptiste Lapointe semblent être une représentation de cette figure archétypale du Saint-Domingue esclavagiste.224 Avec cette remarque, Minette aligne donc sa performance avec la condition de l'esclave, et souligne sa négociation précaire au sein d'une performance de passing vocal qui tient à la fois du spectacle et de l’asservissement. Dans mon introduction j'ai évoqué le fait que chez Vieux-Chauvet plus peut-être que chez les autres auteures de ce corpus, le vocal est politique. Dans une scène où l'auteure continue d'explorer la dissonance narrative intrinsèque au passing vocal de sa protagoniste, elle entreprend la subversion du discours qu'elle a dénoncé jusqu’à présent 224 Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, 177. 172 via sa caractérisation de Minette. Le roman de Vieux-Chauvet répertorie la manière dont l'accès de Minette à une célébrité opératique est accompagnée par plusieurs formes d’oppositions publiques, appelant à son éviction de la scène théâtrale dans la presse en raison de son statut de femme de couleur, ou encore, moins frontalement, minimisant ses qualités vocales. Afin d’amoindrir les tensions concernant la présence de Minette sur scène, Madame Acquaire fait pression sur elle pour qu'elle accepte des rôles dans des comédies créoles, un élément également confirmé dans l'historiographie de Fouchard. Minette refuse de se plier à ses demandes, un refus que Vieux-Chauvet attribue à sa désapprobation secrète de l'utilisation du Blackface et ses descriptions parodiques de l'esclavage : —Au fait, pourquoi n’essaierais-tu pas de jouer des comédies locales, Minette ? Demanda-t-elle à la jeune fille quand elle eut pensé avoir tout dit pour la séduire. —Moi, madame ? —Mais oui, pourquoi pas ? —Vous venez peut-être de découvrir qu’on me pardonnerait plus facilement ces triomphes faciles, madame ? —Mon Dieu, comme tu prends mal les choses ! —Non, madame. Je vois juste, c’est tout. (159-60) Dans ce dialogue, Minette montre une politesse irréprochable avec ces « Madame » répétés. Au moyen de son interrogation faussement candide, elle insinue que Madame Acquaire fait preuve d'hypocrisie. De plus la réponse de Minette dénonce clairement cette tentative de manipulation de Madame Acquaire et son discours flatteur. La même ironie caractérise les remarques de Minette concernant sa propre maîtrise du genre opératique 173 qui suit ce dialogue : « Vous avez formé mon goût, je suis marquée, et définitivement, par ce qui est beau et grand » (160). Ici, l'héroïne de Marie Vieux-Chauvet décrit le répertoire opératique occidental comme gravé sur son corps et son âme, sans possibilité d'effacement, une description qui rappelle celle d'une cicatrice. Le choix sémantique de Marie Vieux-Chauvet est mis en lien avec la révélation faite plus tôt dans le roman par la mère de Minette, Jasmine, avant que sa fille ne fasse sa première apparition sur la scène de la comédie. Dans un geste destiné à prémunir sa fille contre les risques de la superficialité d'une vie théâtrale, Jasmine décide de révéler son passé de femme esclave à sa fille. Pour se faire, plutôt que d’utiliser les mots, elle enlève sa chemise et révèle ses cicatrices : Comprends-moi bien, Minette, la vie ce n'est pas seulement des chansons, du rire et des toilettes. Il y a autre chose, je vais t’attrister, mon enfant, mais il y a autre chose, regarde. Elle arracha son corsage et montra à sa fille son sein droit étampé. Elle se retourna et lui montra aussi son dos raillé de cicatrices. Minette cria et voulu s'enfuir, Jasmine lui fit le geste de se taire et la maîtrisa pour l'obliger à rester. —Tu devais le savoir, comprends-tu, il le fallait. Se baissant vers elle et d'une voix hachée de petits sanglots douloureux, elle lui souffla encore : —Tu vas voir des blancs, beaucoup de blancs. N’oublie pas que ton père était l’un d’entre eux et qu’il était mon maître. (32) 174 Lues l'une à côté de l'autre, la scène du dialogue amer avec Mme Acquaire et la révélation saisissante d'un corps meurtri par la torture et exploité sexuellement faite par Jasmine indiquent le parallèle que Vieux-Chauvet fait entre le spectacle vocal et le corps de la femme esclave noire et métisse à la fois torturée et exploitée sexuellement. Cet agencement narratif rappelle à la fois les spécificités phoniques èziliennes et leurs « simultanéité des discours » alliant le lyrisme de la créativité, le pouvoir sexuel, la douleur et la rage face à l'asservissement sexuel et aux brutalisations du corps noir. Mais l’articulation de ces deux scènes nous rappellent également à la compréhension de la voix dans la pensée féministe postcoloniale. En effet, une phénoménologie de la voix qui souligne l’importance de sa corporalité est fondamentale aux épistémologies postcoloniales et féministes. Alors qu’Hélène Cixous pense l’articulation de l’écriture et l’expérience des femmes dans le Rire de la Méduse, Gayatri Spivak critique la notion de la voix neutre, émanant d’un sujet universel désincarné au cœur de la philosophie occidentale dans « Can the Subaltern Speak? ».225 Dans les travaux de ces deux théoriciennes, on trouve donc une critique de la voix qui met l’accent sur la positionnalité de classe, de genre et de race que la voix suppose et qui contextualise toute forme de production du savoir. Mais ces théoriciennes mettent aussi en avant l’aspect politique du vocal. L’accent que met Vieux-Chauvet sur le corps marqué de la femme noire/métisse articulé à son passing vocal est en adéquation avec les compréhensions de la voix développées par ces théoriciennes mais également avec la manière dont le personnage de la mulâtresse tragique est mobilisé par les auteures 225 Hélène Cixous, « The Laugh of the Medusa », Signs: Journal of Women in Culture and Society, vol. 1, no. 4, 1976, pp. 875–93; Gayatri Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Marxism and the Interpretation of Culture, edited by C. Nelson and L. Grossberg, pp. 271–313 (New York: Macmillan Education, 1988). 175 africaines américaines. Dans ses travaux, Zackodnik observe que dans les romans écrits par des auteures africaines-américaines, la mobilisation de ce personnage archétypal « devient non pas une figure au travers de laquelle se rejouent les fantasmes blancs de la différence raciale, mais plutôt une figure au travers de laquelle la ligne de couleur est testée et transgressée ».226 Les remarques de Zackodnik rappellent une position similaire adoptée dans les travaux de Yolaine Parisot sur cette figure. Dans « Incorporations haïtiennes du politique, passing, empowerment et ‘intersectionnalité’ : réflexions sur une histoire genre des littératures caribéennes, d’Ida Faubert à Zadie Smith », Parisot adopte une approche comparative de la figure de la mulâtresse dans Passing de Nella Larsen et Amour de Marie Vieux-Chauvet. Elle suggère que dans ces deux romans, les héroïnes participent à une incorporation politique du féminin.227 Le constat de Parisot est partagée par Colin Dayan qui écrit dans Haiti, History and the Gods, « dans sa fiction, Chauvet littéralise l’histoire haïtienne idéalisée des héros et des martyrs au travers du corps des femmes » (« in her fictions, Chauvet literalizes the idealized Haitian history of heroes and martyrs through the bodies of women ».228 1.3.1 : Figures doubles, figures marassa 226 Zackodnik, The Mulatta and the Politics of Race, xvii. 227 Yolaine Parisot, « Incorporations haïtiennes du politique, passing, empowerment et ‘intersectionnalité ’: réflexions sur une histoire genrée des littératures caribéennes, d’Ida Faubert à Zadie Smith », in Iles/Elles : Résistances et revendications féminines dans les îles des Caraïbes et de l’océan Indien (XVIIIe–XXIe siècles), Edité par Valérie Andrianjafitrimo-Magdelaine et Marc Arino, pp. 57–76 (Paris. Éditions K’A, 2015), 60. 228 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 119. 176 Les relations interpersonnelles avec d’autres personnages sont caractérisées par une myriade de relations avec des personnages soit doubles, soit qui fonctionnent en écho/miroir par rapport à Minette, et qui, au même titre que ses polyvocalités intrasubjectives, relèvent à la fois de l’harmonie et du conflit. On pense bien sûr à la sœur de Minette, Lise, qui, plus qu’un personnage à part entière, fonctionne comme nous l’avons vu avec le passage de description physique de sœurs par Mme Acquaire, comme un révélateur par comparaison négative des qualités de Minette, non seulement pour Mme Acquaire, mais également pour Joseph ou encore pour Jasmine. Dans son article intitulé « Femmes of Color, Femmes de Couleur: Theorizing Black Queer Femininity through Chauvet’s La Danse sur le volcan », Tinsley conceptualis la récurrence des caractérisations doubles et triples dans les relations interpersonnelles de Minette comme une mobilisation de la figure vodou marassa de la part de l'auteur. Tinsley prend pour exemple la figure marassa pour examiner le personnage de Zoé, une femme anciennement esclave venu de la Martinique avec sa famille et très investie dans le mouvement anti-esclavagiste clandestin du cercle de Lambert. La rencontre de Minette avec Zoé mais aussi avec toute sa famille est effectivement indicatrice d'une figuration marassa : Elle vit en face d'elle quatre noirs, deux vieillards, une jeune femme d'environs trente ans et un homme de trente-cinq ans au regard ardent dont la taille lorsqu'il se leva sembla dépasser celle de tous les hommes que Minette avait vus jusqu'ici. (82) 177 Lorsque Minette s'adresse cette fois au père de Zoé, Minette fait une description du regard de Zoé et de sa famille : —Racontez-moi ce qui s'est passé, dit-il à Minette, d'une voix rude et tranchante comme une hache. (...) elle se tourna vers lui pour lui répondre et fut frappée de la ressemblance de ses yeux et de ceux des jeunes gens. C'était trois paires d'yeux identiques autant par la forme que par l'expression et ces yeux différaient totalement de ceux de la vieille femme, car autant les siens étaient timides et craintifs, autant les autres regardaient fièrement avec leur terrible expression de défi. (83) Bien que la prise de conscience politique de Minette soit initialement le résultat de sa relation avec Joseph Oger, son mentor fictionnel, et le frère f de Vincent Oger comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, pour Tinsley, c'est sa rencontre avec Zoé qui est réellement déterminante dans le développement de la voix politique de Minette, comme le montre leur échange où Zoé contextualise de manière particulièrement éloquente le statut de métisse affranchie de Minette, et relativise la liberté dont elles jouissent en tant qu’affranchies en rappelant à Minette que cette liberté repose sur l'exploitation sexuelle et reproductive des femmes noires et métisses par les colons blancs : —Tu es fille de mulâtresse et de blanc et moi fille de nègre. Ta peau est différente de la mienne mais nous sommes toutes deux affranchies et les lois sont les mêmes pour nous, Est-ce ainsi ? Minette oppressée approuva de la tête. « Où voulait-elle en venir, mon dieu ! Quels yeux tragiques et quelle terrible passion ! » se dit-elle. —Ton histoire, la voici, continua Zoé, ta mère fut esclave, elle a subi les étreintes de son maître et tu es née. Est-ce ainsi ? 178 — Oui, mais comment le sais-tu ? —C'est l'histoire éternelle des belles petites métisses de ton espèce. Et avant toi ta mère était née dans les mêmes conditions et votre liberté n'est que le fruit du hasard. (87) Dans cet échange, la voix dans ce qu’elle a de plus matériel et affectif est mise en relief par l'auteure. S’appuyant sur les travaux de Mladen Dolar, qui conceptualise la voix comme le lien entre le corps et le langage, Konstantinos Thomaidis and Ben Macpherson suggèrent que la vocalité fait référence à l’« in-betweenness », c'est-à-dire son caractère « entre deux », ajoutant que la vocalité représente « l'endroit où ce qui ne peut pas être dit peut néanmoins être communiqué ».229 Bien que la formulation de Zoé soit éloquente, dans le passage suivant, le texte semble indiquer que c'est surtout la passion incarnée de Zoé, transmise par sa voix, qui communique la signification profonde de son message et qui brise le système de représentation que Minette décrit plus tard comme « sa petite conscience étroite d’affranchie heureuse » (89): — Mes parents ont été esclaves, esclaves à la Martinique, c'est un pays qui ressemble tout à fait à Saint-Domingue—sous l'angle de la souffrance et de l'injustice. Le dernier mot fut jeté avec tant d'âpreté que Minette eut l'impression qu'elle l’entendait pour la première fois. L'injustice ! qui avait dit cela avant Zoé ? 229 Mladen Dolar cité dans Konstantinos Thomaidis and Ben Macpherson, eds., Voice Studies : Critical Approaches to Process, Performance, and Experience (London : Routledge, 2015), 4. 179 pensa-t-elle, qui ? l'injustice qui retenait les esclaves dans les fers, qui permettait de les battre, de les torturer, de les tuer. L'injustice envers les affranchis, cette même injustice qui lui défendait de jouer à la comédie, d'aller au bal des blancs, de s'instruire, toutes ces lois injustes, tout cet ordre de choses injustes, ce préjugé social injuste... mais qui lui avait dit tout cela avant Zoé ? Joseph ? L’Abbé Raynal ? Non, c'était une sensation pénible qu'elle avait senti se manifester dans tout ce qui l'entourait et qui lui avait été révélé, non parce qu'on le lui avait signalé mais parce qu'en elle-même, elle avait senti gronder une révolte sourde contre tant d'absurdité. (...) en entendant parler Zoé, un voile venait de se déchirer mettant à nu tout ce qui se cachait si bien en elle et qui lui avait inspiré sans doute ce besoin d'insulter les blancs, de leur cracher au visage et de les haïr. (89) Comme le montre cet extrait, les révélations vocalisées de Zoé provoquent une réaction de l’ordre de la crise épistémologique pour Minette, où tout son système de représentation se trouve remis en question. Somerville suggère que ce type de scène ou le personnage du mulâtre ou de la mulâtresse tragique connait un bouleversement épistémologique dans le roman de passing est une caractéristique de ce genre littéraire. Somerville désigne ce type de scène dans ce genre littéraire comme « scène de reconnaissance ». Dans ces scènes, le ou la protagoniste est projeté/e dans une situation où il ou elle est « interpellé/e dans une position racialisée » (« interpellated into a racialized position »), c’est-à-dire qu’il ou elle est appelé/e de manière impérieuse à faire face au discours racial qui contextualise son existence, et qu’il/ou elle avait nié jusqu’alors. Le fait que Vieux-Chauvet fasse intervenir cette rupture épistémologique au cours d’un dialogue avec Zoé est significatif. Si Joseph Ogé n’est un personnage 180 historique puisque Vincent Ogé a vraisemblablement eu un frère, il n’a vraisemblablement pas été précepteur auprès de Minette bien que le fait que Minette ait eu un précepteur qui lui a appris à lire et à écrire est vérifié dans l'historiographie de Fouchard. Vieux-Chauvet lui invente juste l’identité du frère de Vincent Ogé. Le personnage de Zoé semble en revanche complètement fictif. Il est donc important de noter que Vieux-Chauvet invente à Minette un grand nombre d’amitiés féminines significatives non vérifiées historiquement, et par là, visibilise le rôle des femmes dans la société de l’époque, mais également le rôle des femmes dans les réseaux anti- esclavagistes en particulier. De la même manière, il est significatif que la « scène de reconnaissance » de Minette ait lieu dans son échange avec Zoé en particulier. Il semble qu’avec ce personnage à la fois fictif et central, Vieux-Chauvet ait voulu faire figurer une dialectique èzilienne au centre des relations interpersonnelles de Minette comme le montre cette scène de reconnaissance primordiale dans le parcours de Minette. L’échange entre Zoé et Minette qui se poursuit dans le roman semble mettre en scène d’un côté la mulâtresse Ezili Freda et le symbole de conversion de classe articulé à la séduction et l'exploitation sexuelles qu’elle représente, qui ici pourrait correspondre à Minette, et de l’autre, Ezili Dantò, qui est une femme noire au sens aigu de la justice, allié a une passion guerrière, ici représentée par Zoé. Quant à la clairvoyance dont fait preuve Zoé dans cet extrait, elle est l’une des particularité du lwa partagée par toutes ces itérations, et caractérise l’un des modes de vocalités de Minette comme nous l’avons vu dans son échange avec Mme Acquaire par exemple. L’intensité qui caractérise la rencontre entre Zoé et Minette, au sein de cette scène de reconnaissance, ainsi que dans le reste du roman, est également lisible comme une relation qui tient de l’érotique, comme semble 181 l’indiquer la réaction de Minette lorsqu’elle aperçoit Zoé. C’est le sens de la lecture que fait Tinsley dans son article sur La Danse sur le volcan, où elle décrit leur relation comme « la relation la plus queer du roman » (« the queerest relationship in the novel »).230 L’érotisation des rapports au-delà des représentations genrées, l’autoérotisme et le désir entre femmes font également partie de la dialectique èzilienne comme je l’ai soulevé par ailleurs dans l’introduction. Mais cette érotisation du rapport entre Minette et Zoé est également attribuable aux paramètres de la « scène de reconnaissance » elle- même. En effet, dans ces scènes, Somerville rappelle qu’on assiste souvent à l’exemplification de la centralité de la race dans la production des discours construisant l’homosexualité. Judith Butler fait un constat similaire dans sa lecture de Passing de Nella Larsen.231 1.4 : Le Livre d’Emma : de « Tout ce Bleu » à « All Blues », du passing vocal de Flore à la théâtralité bluesistique d’Emma La mer, le ciel, et toi et moi Mer et ciel et toi et moi Nous sommes tous le blues Toutes les nuances et tous les bleus, Nous sommes tous le blues 230 Tinsley, Omise’eke, Tinsley. « Femmes of Color, Femmes de Couleur : Theorizing Black Queer Femininity through Chauvet’s La Danse sur le volcan », 143. 231 Judith Butler, Passing, Queering: Nella Larsen’s Psychoanalytic Challenge (1988), 197–198. 182 (The sea the sky, and you and I Sea and sky and you and I We’re all blues All shades, all blues, all blues) « All Blues », Miles Davis; Paroles, Oscar Brown Jr. Soyons honnêtes. Je suis une femme marquée, mais tout le monde ne connait pas mon nom. « Peaches », et « Brown Sugar », « Sapphire », et « Terre Mère », « Tantie », et « Grand-mère », « Grenouille de bénitier », « Miss Ebony First » ou « Femme noire sur le podium » : je décris le locus d’identités confondues, un confluent d’assignations et de privations dans le trésor national de la richesse rhétorique. Mon pays a besoin de moi, et si si je n’étais pas là, je devrais l’être. (Let’s face it. I am a marked woman, but not everybody knows my name. « Peaches » and « Brown Sugar », « Sapphire » and « Earth Mother », « Aunty », « Granny », God’s « Holy Fool », a « Miss Ebony First », or « Black Woman at the Podium » : I describe a locus of confounded identities, a meeting ground of investments and privations 183 in the national treasury of rhetorical wealth. My country needs me, and if I were not here, I would have to be.)232 La poétique du bleu et la litanie de sa répétition est sans doute l’un des éléments les plus frappants du roman de Marie-Célie Agnant, et est déployée de la première à la dernière page. C’est pourtant dans le chapitre « Tout ce bleu » qu’une poétique de la voix permet de révéler l’intertextualité de cette poétique avec la polysémie du bleu dans la poésie blues d’un Léon Gontran Damas ou d’un Langston Hugues et autres Blues Poets de la Négritude ou de la Harlem Renaissance. Oscar Brown Jr., l’auteur des paroles qui ont été ajoutées au blues d’abord sans paroles de Davis est également celui des paroles du tout aussi célèbre Afro Blue, dont l’une des premières interprétations est celle d’Abbey Lincoln sur l’album Abbey is Blue enregistré en 1959. Oscar Brown, Jr, est influencé par le retour aux sources prôné par le Black power et est impliqué dans le mouvement des Civil Rights. La polysémie du bleu qu’il référence travaille d’un côté entre la couleur bleue en rapport avec le blues dans laquelle on trouve la dimension de tristesse ou de mélancolie qu’évoque initialement l’expression « être bleu » (« to be blue ») qui dans ce genre musical devient « avoir le blues ». De l’autre, le parolier fait référence au thème d’un retour à l’Afrique et au bleu comme une des nuances des peaux noires. Le chapitre intervient après la quatrième séance d’Emma, pendant laquelle Flore connaît un basculement où elle passe du côté d’Emma comme le montre l’incipit du chapitre : « Emma contemple le fleuve, comme si elle voulait mettre en place un puzzle. Des 232 Hortense J. Spillers, « Mama's Baby, Papa's Maybe: An American Grammar Book », Diacritics, vol. 17, no. 2, 1987, pp. 64–64, doi:10.2307/464747. 184 morceaux de glace flottent à la surface de l’eau. Elle paraît avoir oublié le temps, elle nous a oubliés et égrène des mots que ma voix reprend en écho, dans la langue du docteur MacLeod »233 Ici ce basculement marqué par Flore est indiqué par la référence au français sous la terminologie « La langue du docteur MacLeod ». L'attitude corporelle d’Emma est représentative d’une théâtralité bluesistique où, malgré le dispositif de la traduction scénarisé par le texte, Flore « fait écho » à Emma par sa traduction, et Emma se conduit comme si Flore et le Dr. MacLeod n’étaient pas là. Cette forme particulière d’adresse où la parole/le chant est adressée à l’autre comme si il/elle n’était pas là décrit le positionnement de la chanteuse ou de la comédienne face au public, la situation de la parole/du chant sur scène, la théâtralisation de la voix.234 De fait, telle une chanteuse blues à la Bessie Smith ou à la Billie Holiday qui fut très influencée par ce genre, Emma se lance dans une adresse sans référent particulier, qui n’est pas de l’ordre du dialogue, mais plutôt de l’ordre d’une interprétation d’un texte improvisé à propos du bleu de Grand Lagon où la chanteuse/comédienne interpelle le public de manière plus rhétorique que littérale. Dans son monologue, telle une chanteuse blues, elle passe du chant (« Imprévisible elle se met à chanter » [22]), aux larmes, des gémissements (« gémit-elle en traînant sur les mots »), aux cris (« Ce n’est pas la première fois qu’elle crie ainsi » [26] ; « Sa voix tantôt à peine audible, se transforme parfois en un cri éraillé ») ou encore 233 Agnant, Le Livre d’Emma, 25. 234 Jacques D. Lacava, « The Theatricality of the Blues », Black Music Research Journal, vol. 12, no. 1, 1992, pp. 127–139. Dans son article, Lacava se réfère à la théâtralité du blues pour signifier la dimension scénique et performative du blues, un genre hybride qui à ses débuts, quand il est encore interprété majoritairement par des femmes telles que Ma Rainey ou Bessie Smith, tient à la fois d’une tradition théâtrale du Vaudeville et d’une tradition musicale du folklore africain-américain, un élément rappelé par Amiri Baraka : « Ma Rainey was one of the most imitated and influential classic blues singers, and perhaps the one who can be called the link between the earlier, less polish blue Styles and the smoother theatrical style of most of it later Urban blues singers » (Amiri Imamu Baraka, Blues People, 89). 185 au murmure (« Elle s'assombrit, se replie sur elle et murmure » [30] ; « elle achève sa tirade dans un de ces roucoulements qui de temps à autre s'échappe de son ventre » [35]). Dans sa performance Emma semble parcourir toute la palette des modes d'adresse comme « a one-woman show » à son public, de l'émotion sincère, murmurée, à la colère ou encore, à la moquerie déchiffrable dans ses « roucoulements », dans la manière qu’elle a de se référer à Flore par le mot « Poupette » ou au Dr. Macleod avec « Petit docteur »: C’est une île dans l'île, répète-t-elle, en une manière d’incantation. Elle erre entre le ciel et la mer. Vous ne saurez jamais combien ce bleu peut être bleu, insoutenable. (...) La première chose que l’on voit quand on vient à Grand Lagon c’est le bleu. Certain disent, là-bas, que l’intensité du bleu cause une manière de folie... C’est fort probable docteur... Ce bleu était présent le matin de ma naissance. (...) Depuis je n’ai cessé de porter des yeux étonnés sur le monde. C’est à cause du bleu, docteur, Il a toujours été autour de Grand Lagon., comme la désespérance. Au fond, il est là pour brouiller la pérennité de la désespérance. A Grand Lagon, on pourrait dire bleu comme on dit désespérance. (...) Ceux qui meurent à Grand Lagon, poursuit Emma de sa voix rauque, s’en vont les bras tendus vers l’horizon, en un ultime effort pour s’emparer du pan de bleu qui les enveloppe toute la vie, comme un linceul. (...) Une mélancolie indicible flotte dans tout ce bleu, gémit-elle, en traînant sur les mots. Il remplit grand lagon d’une émotion douce-amère, d’un trouble dont je n’ai jamais pu trouver la vraie raison. Ici Marie-Célie Agnant semble reprendre à son compte la polysémie du bleu développée dans le All Blues de Miles Davis mais aussi chez les poètes Jazz et blues. Au-delà de l’anaphorisme bluesistique, la théâtralité bluesistique d’Emma est soulignée grâce au 186 terme « incantation ». Mais le texte approfondit sa propre translation intermédiale lorsqu'il fait dire à Emma, « A grand lagon on pourrait dire bleu comme on pourrait dire désespérance ». Une affirmation qui fait apparaître le processus de traduction au cœur du texte, mais pourrait aussi fonctionner comme une définition de la polysémie du mot bleu/blue dans le blues. La poétique bluesistique se poursuit via des expressions telles que « une mélancolie indicible flotte dans ce bleu », qui là aussi, comme dans le blues, rapproche le sentiment mélancolique à la couleur bleu. La théâtralité blues développée dans « Tout ce bleu » et les modes de vocalités qu’Emma déploie exemplifient non seulement la variété des assignations symboliques imposées aux femmes noires dans les sociétés post-esclavagistes, mais également, la difficulté de se défaire de ces assignations pour accéder à une parole libre, une difficulté explicitée par Spillers en ces termes : Les noms par lesquels on me désigne dans l’espace public procurent un exemple de sur signification de la propriété. Afin que je puisse parler de façon plus véridique à mon propre sujet, je dois me défaire des épaisseurs de significations atténuées, faites au-delà du temps, avec le temps, assignées par un ordre historique particulier, et c’est en cela que se situent les quelques merveilles issues de ma propre inventivité. In that regard, the names by which I am called in the public place to render an example of signifying property plus. In order for me to speak a truer word concerning myself, I must strip down through layers of attenuated meanings, 187 made an excess in time, over time, assigned by a particular historical order, and there await whatever marvels of my own inventiveness.235 Dans « Tout ce bleu », grâce à sa performance qui emprunte à une théâtralité blues, Emma semble essayer de se défaire de ces épaisseurs de signification assignées aux femmes noires. Si elle développe une poétique du bleu, elle développe également une poétique autour du mot « négresse » qui est d’ailleurs le tout dernier mot du roman. Cette poétique singulière appelle le mouvement littéraire et musical des années 70 du Black Power, et notamment les travaux poétiques des Last Poets qui se réapproprient le terme « nigger » de leur poétique, une décision controversée. J'en ai vu, moi aussi, de ces livres où l'histoire lobotomisée, excisée, mâchée, triturée puis recrachée en un jet informe, reprend-elle. C'est ça, ma pauvre Poupette. C'est pour cela qu'ils ont piétiné mon travail. Ainsi, eux seuls continueront à écrire pour nous, pour qu'on ne sache pas que déjà sur les bateaux ils nous volaient et notre corps et notre âme. Ça Poupette, tu ne l'as pas lu dans les grands livres, hein ? (...) Avec leurs grands mots, ils prétendent aujourd'hui étudier les manifestations de la folie chez les négresses. Cependant, ils refusent de savoir ce qui se passait sur les négriers et dans les plantations. (...) Condamnées, c’est bien le mot, nous sommes condamnées. (...) Nous étions une colonie de négresses. On nous vendait, on nous achetait au prix fort, (...) on soupesait nos mamelles, les enchères montaient. (...). Nous étions les fontaines du savoir. Tout comme jadis en nous enchaînait pour que nous donnions nos mamelles pleines de vie à tous les petits blancs pour protéger les blanches mamelles. (...) Quand tu 235 Spillers, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe »,64. 188 auras tout noté, tu écriras un livre, c'est ça ? (...) Un autre livre, un livre à dépecer les négresses, et dans lequel tu peux écrire à tout de travers. Tu brouilleras les pistes, tu changeras les chiffres, tu diras ce que bon te semble, tu seras l’expert, et toi, tout le monde te croira, car ta parole est d'or, petit docteur même lorsque tu ne sais rien, absolument rien de ce qui se cache sous ma peau. (31–35 ; les italiques ont été ajoutés par mes soins) La diatribe d’Emma est déconcertante, car elle se présente sous la forme d’un délire de persécution paranoïaque mais évoque deux systèmes d’oppressions bien répertoriés, le premier étant la longue histoire de la négation de l'histoire esclavagiste à la fois française et canadienne par ses différents dirigeants, et l'autre étant la question des différents biais épistémologiques et reproductions des discriminations sexistes et raciales en vigueur dans le milieu universitaire. Concernant plus spécifiquement la recherche historique, la diatribe d’Emma soulève un conflit toujours en vigueur au sein même de la discipline sur ce qui « fait histoire », ou ce qui constitue une archive de sources fiables ou encore les systèmes d’exclusion que toute historiographie suppose, comme le montre brillamment Michel-Rolph Trouillot dans Silencing The Past.236 Dans sa performance polyvocale, Emma évoque ainsi la longue histoire du positionnement public des femmes noires articulée à celle de leur assujettissement symbolique. Emma référence donc les « scènes d’assujettissement » toujours agissantes au niveau symbolique et culturel telles que conceptualisées par Saidiya Hartman.237 Le monologue d’Emma passe ainsi du bleu de 236 Michel Rolph Trouillot, Silencing the Past: Power and the Production of History (Boston: Beacon Press, 1995). 237 Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (New York: Oxford University Press, 1997). 189 Grand Lagon à ses cyclones, puis, évoquant son travail de chercheuse sur l’histoire esclavagiste à Bordeaux, à l’histoire des femmes noires vendues comme marchandise que l’on déshumanisait sur la « scène » du marché aux esclaves. Elle évoque également l’exploitation sexuelle et reproductive des femmes noires. Emma articule ces modes d'assujettissement au racisme scientifique en particulier dans la « recherche » anthropologique et médicale. Dans la terminologie « un livre à dépecer les négresses », on peut en effet lire une allusion aux travaux de George Cuvier, fondateur du racisme scientifique et au parcours tragique de Saartjie Baartman dont le squelette et les parties génitales furent littéralement dépecées et exposées au Musée d’Histoire Naturelle d’Angers avant un rapatriement de ses restes en 2002. À propos de « So What », un autre blues de Miles Davis, le critique Fred Moten évoque « la tristesse exultante de ce blues, et le plaisir intense et essentiel de ses répétitions » (« The exultant, mournfulness of the blues, the high and essential pleasure of repetition »).238 Les remarques de Moten pourraient tout aussi bien s’appliquer au chapitre/blues “Tout ce bleu” d’Agnant tant les poétiques autour du bleu de Grand Lagon et autour du mot « négresse » semblent elles aussi osciller entre « tristesse exultante » et « plaisir de la répétition ». Tout ce bleu » est structuré à la fois par la performance bluesistique d’Emma, mais également par la thématique du bouleversement épistémologique que connaît Flore, qui rappelle celui que connaît Minette lorsqu'elle rencontre Zoé. Dans ce chapitre, similairement à Minette, Flore franchit un certain nombre d'étapes, ce qui indique un bouleversement épistémologique qui fait écho aux « scènes de reconnaissances » 238 Moten, In the Breaks, 101. 190 typiques du roman de passing évoquées plus haut. Flore fait le constat qu’elle prend de plus en plus le parti d’Emma contre l’institution : « Si je n'avais pas épousé le destin d'Emma, je lui dirais peut-être, je lui ferais remarquer. D'une voix que je voudrais complice je lui dirais : ‘Ne croyez-vous pas qu'il y a là une piste à explorer ? Si je n'avais pas épousé le destin d'Emma…’» (26 ; les italiques ont été ajoutés par mes soins). Comme dans le dialogue avec Zoé, où Minette se trouve interpellée par Zoé qui lui révèle qu’elle a été dupe du discours colonial, ici, Emma dénonce le positionnement de Flore et ses loyautés envers une institution qui reproduit des discriminations racistes/sexistes et dont Flore semble, selon Emma, se croire épargnée : Tu es là, à répéter pour ses blancs tous mes mots, sans en manquer un seul. Tu crois peut-être qu'ils te verront autrement que ce que tu es ? Qu'ils t’estimeront un peu plus ? Ignorante, va ! me dit-elle, retroussant les lèvres avec mépris. Tu ne sais rien de la vraie histoire. À voir la manière dont tu regardes ce petit docteur, la façon dont tu arrondis les épaules devant lui, on comprend. Tu dois tout avoir appris dans ses livres qu'ils ont eux-mêmes écrit pour te conter ta propre histoire. (30, les italiques ont été ajoutés par mes soins) Les suppositions que fait Emma sur Flore et la manière dont l'institution la considère se confirment plus tard dans le chapitre à un moment où Flore comprend à la fois qu’elle est instrumentalisée par l'institution, et qu'en tant que « femme noire assimilée », elle a été trompée sur sa propre histoire : « je me sens prise au piège, et je dois m'avouer que je ne connais pas les vraies réponses, puisque je ne me suis jamais posé les vraies 191 questions » (37). Flore révèle qu’elle s’est accommodée du discours coloriste raciste qui hiérarchise les femmes noires et la place dans une position de privilège : Croyant sans doute que les questions non formulées n'existent pas, je me contente de m'entendre dire assez souvent, je dois en convenir, que j'ai la couleur de peau rêvée, juste à point, ni trop pâle ni trop foncé. C'est comme cela qu'on nous aime. Comme le miel, clament certains, comme un rayon de soleil, pareilles au bon pain belge, juste à points … j'accueillais ces paroles avec, quelquefois, une moue de coquetterie ou un brin d'agacement, et je m'amusais à semer des mèches d’or dans mes cheveux pour souligner l'éclat de mes yeux de chat, de mes pupilles « faites pour tromper la nuit », ainsi que me décrivait Emma. (39) Comme le montre ce dernier extrait où Flore utilise une expression d'Emma pour se décrire elle-même, le chapitre « Tout ce bleu » scénarise l'étape franchie par le mimétisme des expressions d’Emma reprises par Flore. Le texte indique ainsi que le processus métamorphique en cours, au terme duquel Flore aura incorporé la voix d’Emma. Le texte littéraire marque le franchissement d’une étape significative de ce processus d’incorporation grâce à une phonographie qui voit le dispositif de la traduction prendre fin : le docteur MacLeod, jusque-là, se tenait tranquille, penché sur son cahier de notes. (...) Il se rend compte alors que je me suis tue, incapable de suivre le rythme d'Emma, et se mélange déroutant qu'elle fait du français et de sa langue maternelle. Je vais devoir utiliser un magnétophone pour poursuivre ce travail, je me dis. (34) 192 Dans ce passage, Flore s'éloigne encore plus de son rôle d'interprète pour les besoins du docteur MacLeod, qui va finir par s'absenter de ces séances, et affirme en priorité son rôle en tant que celle qui recueille la parole d’Emma. La question de l'enregistrement de la voix d’Emma, et de l’arrivée du magnétophone dans le dispositif narratif, suivi de la transcription de Flore, évoque une dimension métanarrative du travail de scription littéraire et rapproche également la performance vocale d’Emma au sein du livre à la performance d’une chanteuse dont la voix est enregistrée pour fabriquer un support discographique. À l’occasion d’une réflexion menée sur la place de l'enregistrement par rapport à la performance vocale dans le blues, Fred Moten propose la définition du blues suivante : Le blues est ce que Lady (Billie Holiday) chante et qui—en chantant mais aussi dans le surplus de ce qu’elle chante, au moyen de l’improvisation au travers de la surdétermination de l’enregistrement, et la détermination du blues comme tragédie, dans son effort sous-entendu plus que révélateur et la surface de son sourire sombre et fantastique—excède. The blues is what Lady sings and—in singing and in the excess of singing, by way of an improvisation through the overdetermination of the recording and the determination of the blues as tragedy, in the more than illuminative, undertonal expense and expense of her dark, fantastic laughter—exceeds.240 Dans la performance d’une théâtralité bluesistique articulée aux assignations qui enfouissent la parole des femmes noires, mais aussi dans le surplus de cette performance, 240 Moten, In the Breaks, 119–120. 193 entrecroisée au passing vocal de Flore, lui-même troublé par le processus d’incorporation vocale en cours, Marie-Célie Agnant articule une dialectique qui s’inscrit à plein dans le système discursif èzilien mobilisé par le texte èziliphonique. 1.5 : Dédoublements èziliphoniques d’Anaïse/Frida et passing vocal inversé dans Fado Fado est sans doute le roman du corpus où la textualisation èzilienne est la plus marquée puisque comme le souligne Patrick Humphrey dans « Of Sound, Mind and Body: Female Sexuality and Vodou in Kettly Mars’ Fado », le récit est organisé autour d’une métamorphose de la protagoniste principale, Anaïse en son alter égo Frida, deux noms suggestifs du panthéon èzilien. Kettly Mars mobilise une épistémologie vodou d’un point de vue formel autant que narratif via différents moyens plus ou moins facilement identifiables, ce qui place la lectrice dans la position de Léo au début du roman, c’est-à- dire, dans la volupté d’une étrangeté qui attire mais dont on ne connaît pas les modes de significations ou le système symbolique.241 Ainsi le roman est-il constitué de 33 courts chapitres non numérotés ou intitulés. Cette précision formelle n’est sans doute pas le fruit du hasard tant le doublement du chiffre trois, particulièrement important dans l'épistémologie vodou comme nous le verrons dans le prochain chapitre paraît significatif. Le roman met en une scène un dédoublement permis par une pratique de dévot/e vodou initié/e où Anaïse a la capacité de manifester une subjectivité autre que la 241 Paul Humphrey, « Of Sound, Mind and Body: Female Sexuality and Vodou in Kettly Mars’ Fado », International Journal of Francophone Studies, vol. 17, no. 2, 2014, pp. 137–157. 194 sienne, sous la forme de l’alter égo Frida. Pour Humphrey, l’un des indices de cette figuration est à lire dans un évènement intervenu dans l’amont du texte, peu après la rencontre entre Anaïse et Bony dans une soirée mondaine de Port-au-Prince. Dans ce passage, qui décrit le début de Frida dans le bordel de Bony, la narratrice semble décrire un processus initiatique propre au vaudou : Je suis devenu la maîtresse de Bony. Plutôt l'une des maîtresses de Bony. Une sorte de passage obligé. Dans notre petit monde où la chair est à vendre, il y a un maître-homme et ses femmes. Le maître doit goûter à ces femmes. Pour les évaluer, leur apporter des retouches, les mettre au goût de la clientèle. Bony a fait ce travail avec moi. Je devais reperdre ma virginité, ou plutôt la retrouver. L’amour sans projet. Pour délivrer mon corps. L'ouvrir. Il a franchi mes interdits. Aux contractions de mon corps, il comprenait l'histoire de ma vie, pas besoin de lui faire un discours. Et il m'a apprivoisée. Pendant deux semaines je fus la seule à occuper son lit. Le temps qu’Anaïse devienne Frida. (17) Comme le suggère Humphrey, la durée de ce processus initiatique qui permet « qu’Anaïse devienne Frida » ainsi que sa description, rappelle l’initiation suivie par les dévot/es qui veulent progresser dans leurs konesans et être préparé/es à accueillir le « chevauchement » d’un lwa. Pendant cette initiation, le/la dévot/e doit être allongé/e sur un tapis et reclus/e dans le lieu où prend place l’initiation.243 De la même manière que dans l'initiation vaudou, Bony, qui est positionné comme possédant un savoir qu’il impartit à Frida et aux autres femmes du bordel, dispense un savoir qui transcende le savoir intellectuel, transmis par le langage (« pas besoin de lui faire un discours »), et se 243 Humphrey, « Of Sound, Mind and Body », 140; Brown, Mama Lola, 14. 195 situe plutôt dans le domaine du charnel et du spirituel. Un autre aspect évoquant l'initiation vaudou est celui de la dimension purificatrice et libératrice du processus décrit, qui dans le vaudou est appelé lave têt, ou le/la dévot/e est purifié/e au cours du processus d’initiation, afin d’être en mesure de recevoir le lwa. Cet aspect transparaît dans la virginité retrouvée de Frida qui dans cette initiation d’ordre charnel avec Bony—une initiation consentie et désirée de sa part contrairement aux viols qui ont marqué son entrée dans la sexualité—accède à une forme de purification et de délivrance : « je devais reperdre ma virginité ou plutôt la retrouver. Pour délivrer mon corps ». Bien que le processus initiatique que décrit Anaïse fasse écho à l’initiation vaudou, il comporte bien évidemment de grandes différences. L’auteure met en relation de manière iconoclaste une initiation spirituelle et le processus de préparation d’un proxénète au travail du sexe, une « initiation » qui semble défaire le corps d'Anaïse autant qu’il le fait « l’amour sans projet. Pour délivrer mon corps. L’ouvrir. Il a franchi mes interdits (...) les contractions de mon corps ». On sait par ailleurs que cette initiation pour l’instant libératoire, aura des conséquences dévastatrices. Cette opposition frappante qu’Humphrey n’adresse pas directement fait penser à la notion de risques pris par l’écrivaine, notion qui est à la base de son projet littéraire : Je recherche les risques tant dans l’écriture que dans les sujets abordés (...) la même détermination m’a portée en écrivant Fado, l’histoire d’une passion qui déconstruit un corps, qu’il fait éclater les frontières entre la raison et la folie. (...) risquer la nouveauté, l’originalité, la liberté, un grain de folie, telle est ma vision de l’écriture. Affronter les outrances.244 244 Cité dans Nadève Ménard, ed. Écrits d’Haïti, 231. 196 Comme le montre cette citation, dans cette œuvre, Kettly Mars travaille la question de la déconstruction du corps de Frida, et aussi celle de son basculement dans un état psychique et spirituel intermédiaire. Dans l’extrait cité plus haut, elle défamiliarise en particulier les contraintes sociales bourgeoises qui pèsent sur la sexualité des femmes haïtiennes, grâce à l’expression du sexe « sans projet », c’est-à-dire en dehors du « devoir conjugal » ou du but de l’enfantement qui, comme on le sait, pour Anaïse, est une limite infranchissable. Mais cet extrait défamiliarise également le rapport proxénète/travailleuse du sexe en le reconfigurant dans le rapport de l’initiation vodou hougan/hounsi. Se faisant, il interroge les hiérarchies genrées qui existent également dans les pratiques vaudou et pose la question de la possibilité du champ de l’érotique comme mode de libération, tout en le liant à l’exploitation sexuelle des femmes du bordel par le maître- homme Bony et les clients. Cette double évocation du pouvoir lié à l’érotisme et à la sexualité féminine articulée à la question de l’assujettissement des femmes, est comme nous l’avons vu dans l’introduction, caractéristique de la dialectique èzilienne. Humphrey propose que la dyade Anaïse/Frida fonctionne comme une « entité divisée mais unie » empruntée au panthéon èzilien qui fait écho aux multiplicités des itérations d’Ezili, toutes interdépendantes. Le prénom Anaïse évoque bien sûr la fille d’Ezili Dantò, prénommée Anaïs dans la mythologie, et place Anaïse du côté de la question du rapport à la maternité. On sait pourtant qu’il s’agit d’une maternité défamiliarisée de la configuration hétérosexuelle de procréation puisque Anaïse ne veut pas d’enfant. Pourtant son rapport avec Felicia et dans une moindre mesure, avec Léo, est bien un rapport maternel. L’auteure semble donc situer la maternité au-delà des représentations traditionnelles de parenté. Comme le signale Humphrey, l’association entre Ezili Dantò et Anaïse se 197 prolonge, car comme Dantò, bien qu’elle soit indépendante et ait une multitude d'amants, sa mythologie indique qu’elle a été délaissée par un mari peu fiable, le lwa Ogou, auquel elle reste associée, décrit comme un guerrier d’une grande beauté sur lequel, d’après Karen McCarthy Brown, Dantò sait qu’elle ne peut pas compter. Par ailleurs, Ezili Dantò est connue en pour prendre comme amant les hommes autant que les femmes, ce qui explique les désirs homosexuels exprimés par Anaïse/Frida lorsqu’elle fait l’expérience de la compagnie des autres femmes du bordel dont deux sont en couple. Par ailleurs, si Ezili Dantò est particulièrement associée à la maternité, elle est aussi connue pour faire tout pour le bien-être de « ses enfantes » et le geste suicidaire qu’Anaïse/Frida pose lorsqu'elle apprend qu’elle est enceinte peut être lu comme une manière de protéger l’enfant à venir, des violences insurmontables auxquelles elle a dû faire face comme le suggère Humphrey : « Ayant été détruite par ces expériences, Frida/Anaïse doit affirmer son indépendance vis-à-vis d’une construction patriarcale qui lui a causé douleur et rejet » (« having been shattered by these experiences, Anaïse/Frida must assert her indépendance from the patriarchal construct that has caused her pain and rejection »).245 Frida nous rappelle bien sûr le nom d’Ezili Freda, ainsi que la dimension supra-érotique de cet avatar qui choisit son rôle de travailleuse du sexe dans lequel elle semble s’épanouir au début du roman, et transforme par ailleurs complètement la vie sexuelle d'Anaïse avec son ex-mari, Léo. Ezili Freda est également synonyme d’un pouvoir sans limite, et est considérée comme l’un des lwa les plus puissants, ce qui nous rappelle le contrôle qu’elle semble exercer sur Leo et Bony et sur ses clients au début du roman. Néanmoins, ce lwa se sent souvent trahie par ses adorateurs et adoratrices et peut s'avérer 245 Humphrey, « Of Sound, Mind and Body », 142. 198 cruelle, une tendance également confirmé dans le roman. Si dans la mythologie vodou, Ezili Freda et Ezili Danil, souvent envisagées comme des sœurs, connaissent des moments d’harmonie et d’intense conflit, ce n’est pas le cas dans le roman, puisque leur trajectoire narrative se fait écho jusqu’à la fin du roman. Cette dimension gémellaire de la dyade Anaïse/Frida suggère que dans ce roman, Mars travaille également une figuration marassa, au sujet de laquelle Yolaine Parisot rappelle que « Le discours sur la gémellité renvoie au culte des marassa dont rappelle Alfred Métraux, Herkowitz fait remonter les usages à la croyance, si répandu en Afrique occidentale, selon laquelle les jumeaux auraient une seule et même âme ».246 Comme l’auteure elle-même l’indique, la sensualité et la sexualité féminine sont au cœur du projet littéraire de Kettly Mars : la sensualité est une aptitude gratifiante de la nature humaine, mais aussi une disposition étrange. La ligne est fine entre la douleur et la jouissance, entre le dégoût et la dépendance, entre la frayeur et le plaisir, entre la culpabilité et le dévoiement. La sensualité est au cœur de nos vies et de nos relations. La sensualité est ce qui nous sauve de nous-mêmes et des autres. Cette capacité de se sentir vivre plus intensément par la disponibilité des sens à capter les stimulations extérieures et intérieures, à être réceptif aux sensations physiques provoquées par les couleurs, les sons, les odeurs. La sensualité n'est pas que sexuelle, elle conduit à la sexualité, mais elle peut prendre des chemins inattendus surprenants. La sensualité est un langage, en apprentissage, on peut s’y abîmer ou s’y régénérer. La sensualité est le support par excellence de mon écriture. J'aime forcer un peu 246 Parisot, Regards littéraires haïtiens, 98. 199 les barrières du lecteur, le pousser dans ses retranchements en lui disant des choses qui le trouble, le dérange et l’attire à la fois, pour le porter à jeter un regard sur ses espaces intérieurs qu'il a peur d'aborder. Pour explorer le monde tel qu'il est, le monde du racisme, de la violence, des fanatismes, de la brutalité et du désespoir, j'ai trouvé dans la sensualité un médium parfait. La sensualité est l'antichambre de l'érotisme. Nul ne peut nier la place de l’éros sur la vie de l'homme. Je veux donner à la sensualité et à l'éros la place qui lui revient dans la littérature comme dans la vie.247 La centralité de la sexualité du sujet féminin haïtien dans l’œuvre littéraire de Kettly Mars, et plus particulièrement dans Fado, est également à lire comme une manière de faire écho à une composante majeure du projet de Marie Vieux-Chauvet, résonnance dans laquelle Kettly Mars s’inscrit. La description de la fonction de l’érotisme dans le projet littéraire de Marie Vieux-Chauvet donnée par Yolaine Parisot au sujet de la trilogie, pourrait en effet s’appliquer à ce que semble essayer d’accomplir Kettly Mars dans Fado : « l’érotisme de Marie Chauvet transpose sur la scène intime de l’individu, la violence sociale et politique, en même temps qu’il interroge la possibilité d’un regard libre et autonome pour le sujet littéraire genré ».248 De même, la défamiliarisation des frontières entre folie et raison explorée au sein du double-langage d’une protagoniste à la fois ultra clairvoyante et peu fiable, à la fois elle-même, et une autre, rappelle les polyvocalités troublantes des protagonistes féminines de la trilogie de Vieux-Chauvet, en particulier Claire d’Amour, telles que décrites par Parisot : « loin d’exploiter l’imagerie sociale 247 Cité dans Nadève Ménard, ed., Écrits d’Haïti, 232–33. 248 Parisot, Regards, 95. 200 d’une littérature passéiste, l’art de la romancière, qui recourt à la multiplicité des points de vue, consiste à instiller systématiquement dans l'introspection et l’auto-accusation les indices d’un double-discours qui affirme le « pouvoir voir » du personnage tout le temps en montrant les limites ».249 Dans Fado, la thématique de la prostitution féminine est liée au personnage de Bony qui initie Frida à cette pratique, au genre musical du Fado, et à la voix d’Amalia Rodrigues. Humphrey nous rappelle que le genre musical du Fado est un genre musical associé aux classes populaires. S’appuyant sur les travaux d’Elliot,250 Humphrey rappelle que le Fado est un genre vocal associé à la prostitution féminine, notamment via la figure de Maria Severa Honofriana. Ce genre est également associé à la ville portuaire de Lisbonne et par là, à son histoire esclavagiste transatlantique comme le montrent les travaux de José Ramos Tinhorão dans Fado: Dança do Brasil, Cantar de Lisboa.251 La voix d’Amalia Rodriguez se propage dans tout le roman, de la première à la dernière page. Les polysémies du fado que je viens de souligner d’un point de vue historico-social se retrouvent dans la voix d’Amalia Rodrigues sous la forme de la polyvocalité perceptible au cœur même de la matière vocale. À ce sujet, Humphrey cite Holton qui décrit la voix d’Amalia Rodriguez en ces termes : « Cette voix gutturale qui antone une politique de polyphonie et de persévérance synonyme du fado lui-même » 249 Parisot, Regards, 95. 250 Richard Elliot, Fado and the Place of Longing: Loss, Memory and the City (Farnham: Ashgate), 15. 251 José Ramos Tinhorão, Fado: Dança do Brasil, Cantar de Lisboa (Lisbon: Caminho, 1994). 201 (« throaty voice [which] intones a politics of polyphony and perseverance’ synonymous with fado itself »).252 Humphrey propose que dans Fado, « le soi fracturé de la protagoniste » semble se reconstituer « dans un contexte où le vodou haïtien s’entremêle avec le fado portugais ». Pourtant, l’analyse d’Humphrey ne prend pas en compte la manière dont s’opère cette reconstitution. Je souhaite suggérer que c’est grâce aux spécificités phoniques d’Ezili, et plus spécifiquement, à l’incorporation vocale vodou et des polyvocalités croisées du fado et d’Ezili que ces métamorphoses s’opèrent. L’un des passages qui donne à voir/entendre ce processus se situe au milieu du roman : J’allume toutes les lumières de la maison, la maison devient un îlot flottant sur l’obscurité. Je prends Dolce sur mes genoux. Je place un CD dans le lecteur de disques. Mon cœur retrouve peu à peu son rythme normal. Voilà, ça va mieux. La chaleur vibrante de l’animal me rassure. La pluie tombe à verse. J’entends le choc des pierres contre les objets en métal crevé qui roulent dans les rigoles de la rue des Franc-Fort. Frida est remontée avec un client dans sa chambre. Les filles débordées avaient à peine le temps de souffler après chaque passe il y a de ces soirs où les chambres ne désemplissent pas. À croire que la pluie attise le désir. Après l’amour, l’homme s’est affaissé et a ronflé aussitôt que sa tête a touché l’oreille. En dépit du règlement de la maison, Frida ne l’a pas réveillé. Elle est 252 Kimberly DaCosta Holton, « Bearing Material Witness to Musical Sound: Fado’s L94 Museum Debut ». Luso-Brazilian Review, vol. 39, no. 2, 2002, pp. 107–23. 202 restée les yeux grands ouverts, lovée dans la chaleur et les ronflements de l’inconnu. L’inconnu dort. J’ignore jusqu’à son nom. Un homme d’âge mûr, la cinquantaine profonde. Je lui ai ouvert mon corps il m’a aimée. J’ai fait les gestes qu’il fallait, accélérer mon rythme et lâcher quelques soupirs afin de l’aider à en finir vite. Heureusement qu’il n’est pas de ceux qui demandent de traitement particulier. Mais c’est comme s’il ne m’avait jamais touchée. Il m’est encore plus étranger après le travail. J’ai la tête vide. (60) Dans ce passage, le « je » de départ semble se rapporter à Anaïse et à l’isolement de sa maison, habitée par l’absence de Léo, habitée par son abandon. À la faveur de la phonographie, « je place un CD dans le lecteur de disques », où l’auteure fait apparaître l’écoute et le passage de la voix, dont on suppose qu’il s’agit de la voix d’Amalia Rodriguez tant elle est omniprésente dans le roman, le « je » devient celui de Frida en un tour de phrase : « j’entends le choc des pierres contre les objets en métal crevé qui roule dans les rigoles de la rue des Francfort. Frida est montée avec un client dans sa chambre trois les filles débordées avait à peine le temps de souffler après chaque passage ». Si l’on considère la métamorphose d’Anaïse en Frida, et l’incorporation vocale qu’elle opère dans ce passage, sous l’angle du passing vocal que cette métamorphose peut constituer, il est frappant de constater qu’ici, Mars semble en transformer le principe fondamental. En effet le passing vocal exercé par Minette dans la Danse sur le volcan et par Flore dans Le Livre d’Emma est un exercice de mimétisme d’un langage codifié de la part de personnes racisées dont les perspectives d'ascension sociale se trouvent décuplées grâce à ce mimétisme vocal. Dans Fado, ce qui permet à Anaïse/Frida d’accéder à une forme accrue de liberté n’est pas une ascension sociale mais au contraire, un 203 déclassement. Le passing vocal est exercé grâce aux entrelacs du fado et du vodou, par lequel Anaïse/Frida passe de son milieu de bourgeoisie haïtienne à un milieu populaire où elle est entourée des autres filles du bordel et de Bony. Dans le passage cité, la promiscuité de la pauvreté contraste avec l’espace vide du privilège de la chambre d’Anaïse. Ceci est évoqué grâce à une téléportation dans une autre réalité corporelle, psychique et émotionnelle permise grâce au monde du sonore suscité par la musique et le son du « choc des pierres ». Dans ce passage, il est important de signaler que l’auteure se garde d’idéaliser la situation de Frida qui, tout compte fait, semble aussi isolée qu’Anaïse. L’auteure souligne un paradoxe du travail du sexe, en montrant que Frida se sent plus éloignée humainement du client après la passe/l’acte sexuel qu’avant. L'auteure souligne par la même occasion le paradoxe trompeur de la proximité des corps. Frida/Anaïse ne pourrait pas être plus éloignée de son client alors qu’elle est à côté de lui et vient de partager un moment charnel avec lui, mais sa connexion avec Léo et avec Anaïse transcende toute forme d’éloignement physique. Dans Fado, Kettly Mars explore une « transcorporalité » et un psychisme duel via la dyade Anaïse/Frida, un aspect sur lequel je m’étendrai plus particulièrement dans le troisième chapitre. 204 Chapter 3: Trans-corporalités de la voix « Je passerai ma vie à ressembler à ma voix. » Aristote Twa fèy Trois feuilles Twa rasin ooo Trois racines ooo Jete bliye Quand on le jette on oublie Ramase sonje Quand on les ramasse on se rappelle Twa fèy twa rasin ooo Trois feuilles, trois racines ooo Jete bliye Quand on les jette on oublie Ramase sonje Quand on les ramasse on se rappelle Mwn genyen basen mwen J’ai une bassine Twa fèy ladanl Trois feuilles y sont tombées Jete bliye Quand on les jette on oublie Ramase sonje Quand on les ramasse on se rappelle Cette chanson du folklore haïtien a été interprétée par les plus grandes chanteuses haïtiennes telles que Toto Bissainthe, Emeline Michel ou encore plus récemment par Mélissa Laveaux. Elle est la litanie qui ponctue le film de Raoul Peck « L’homme sur les quais », interprétée par Rodolphe Legros et L’Ensemble du Commerce enregistrée dans les années 60 qui emprunte, comme toute la musique populaire haïtienne de l’époque, à la fois aux rythmicités rada et au merengue dominicain. Cette alliance rappelle bien sûr l’entrelacs sonore et culturel que crée Kettly Mars dans Fado, entre une spiritualité vodou 205 enveloppant les personnages évoluant dans les espaces changeants de Port-au-Prince et la mélopée Fado d’Amalia Rodrigues. Le chiffre trois qui est mis en relief dans la chanson est aussi au cœur du vodou.253 Dans Istwa Across the Water : Haitian History, Memory, and the Cultural Imagination, Toni Pressley-Sanon explicite l’importance de ce chiffre dans l’imaginaire vodou dans ses remarques sur une figure centrale de cette religion déjà évoquée dans le premier chapitre, celle des jumeaux marassa twa. Comme leur nom l’indique, il s’agit à la fois d’une figure double et triple associée au fait de rassembler ce qui a été ou oublié perdu, ce qui, d’après Pressley-Sanon, explique pourquoi les marassa twa sont représentatifs de l’adage vodou « l’ensemble est supérieur à la somme de ses parties » ou encore « un plus un égal trois ».254 La conjonction de deux entités en crée une troisième qui tout en appartenant à chacune d’entre elles, est néanmoins différente. La chanson décrit une dialectique, une oscillation entre le monde physique ou « réel », un réel qui, comme le rappelle Glissant, est toujours déjà à distance pour le sujet afro- diasporique, et de l’autre côté, le monde spirituel, qui ne se laisse appréhender que si « on le ramasse », si on le cueille, autrement dit, si on est attentif à ses manifestations. Comme nous l’avons vu dans l’introduction, le monde spirituel est rendu visible dans la cérémonie grâce à la voix du/de la dévote en qui a monté le lwa. L’incorporation vocale de la cérémonie et, tel le rituel bluesistique, la performance vocale qui en résulte, est donc le théâtre de ce monde spirituel à portée de conscience. Inclue dans la chanson twa fèy est 253 Dans Vodou Songs in Haitian Creole in English (Philadelphia : Temple University Press, 2012), Benjamin Hebblethwaite explique que cette chanson désigne les trois éléments du vodou, le ciel, la terre et l’eau. Le mot fey (feuille) référence les plantes médicinales utilisées dans la cérémonie (296). 254 Toni Pressley-Sanon, Istwa Across the Water: Haitian History, Memory, and the Cultural Imagination (Gainesville: University Press of Florida, 2017), 16. 206 également une poétique du déplacement, d’un monde à un autre, d’un temps à un autre, d’un espace à un autre qui inspire ce chapitre. Les trois feuilles et la bassine de la chanson sont aussi évocatrices des modes de représentation de la conscience du vodou où l’on distingue trois éléments : le met-tête qui contient le gwobonnanj et le ti bonnanj, comme l’explique Roberto Strongman dans son article « Transcorporeality in Vodou ».255 Le point de départ de Strongman est similaire à celui qui a commencé cette dissertation, mes remarques sur la présence d’Ezili dans une chanson que j’ai écrite il y a dix-ans, sans savoir qui elle était. Ainsi Strongman fait-il part d’une épiphanie qui est intervenue dix ans après avoir commencé un parcours initiatique en chantant les chansons d’une autre itération d’Ezili : La Sirenn. « J’ai chanté la chanson créole citée en épigraphe a des cérémonies vodou pendant près de dix ans, sans en comprendre le sens », explique Strongman. Il semble que dans la pratique vodou comme dans ma praxis féministe afro- sonore, la connaissance vienne en chantant. Les paroles de la chanson en question sont les suivantes : Lasirennn, Labalenn, La Sirène, La Baleine Chapom tonbe nan lanmè. Mon chapeau est tombé à la mer Map fè karès pou Lasirennn, Je caresse La Sirène Chapom tonbe nan lanmè,. Mon chapeau est tombé à la mer Map fè karès pou Labalenn, Je caresse La Baleine Chapom tonbe nan lanmè. Mon chapeau est tombé à la mer. 255 Roberto Strongman, « Transcorporeality in Vodou », The Journal of Haitian Studies, vol. 14, no. 2, 2008, pp. 4–29. 207 L’épiphanie révélée par la Sirenn à Strongman256 au moyen de sa chanson est similaire à celle de twa fèy et concerne la représentation de la conscience dans le vodou, une représentation dans laquelle la conscience est multiple, externe et excède le corps : Elle te révèle son secret. Et tu le comprends. Elle veut que tu saches que tu as plusieurs parties immatérielles, des âmes, si tu veux, qu’elles ne sont pas à l'intérieur de toi, mais qu'elle flotte au-dessus et autour de toi. Lasirennn est ton soi tibonnanj, ta protectrice et ton guide. Labalenn est ton gwobonnanj, c’est ton esprit, ta conscience, et ton identité. Ton ego est aussi gros que la baleine. Il ne peut pas nager aussi vite que la sirène. Chapo tonbe nan lanmè. Laisse ta conscience tomber dans la mer, laisse-moi te délivrer de la fixité de la confiance. Ton chapeau, salue le lwa. Laisse-la tomber dans la mer, laisse-la tomber dans la joie de l'oubli. Nage dans les eaux. Anba dlo juste pour un moment. Monte le courant de mes eaux. Sois mon cheval de mer, doux enfant. She reveals her secrets to you. And you understand it. She wants you to know that you have many immaterial parts, souls, if you will, and that they are not inside of you, but flwating above and around you. Lasirenn is your Ti bonnanj self, your protector and guide. Labalenn is the gwobonnanj, this is your spirit, consciousness, and identity. Your ego is as big as the whale. I can’t swim fast enough to keep up with the mermaid. Chapo tonbe nan lamè. Let your 256 La Sirenn est une itération du panthéon èzilien mais est également éminemment diasporique. Elle est désignée sous le nom de Mami Watta dans le vodou béninois, Yemayá dans la Santeria cubaine, Iemanjá dans le Candomblé brésilien ou encore Maman Dlo en Martinique et Guadeloupe. Strongman rappelle que les adoratrices et adorateurs de La Sirenn aiment à décorer les altars qu’elle/ils lui dévouent de coquillages, étoiles de mers et se vêtir de bleu et de dentelle blanche (Strongman, « Transcorporeality in Vodou », 4). 208 consciousness fall into the sea. Let me free you from the fixity of your consciousness. Remove your hat, salute the lwa. Let it fall into the sea, into the joy of oblivion. Swim under the waters, anba dlo, just for a little while. Ride the current of my waters. Be my seahorse, sweet child. Dans son article mettant en évidence l’importance de la transcorporalité dans l’imaginaire vodou, Strongman mène une étude comparative des conceptions de la conscience qui opposent pensées occidentales et pensées des diasporas Africaines qui fondent la cosmologie vodou. Strongman rappelle que la pensée occidentale passe d’une conception platonicienne et augustinienne où « la quête identitaire de l’humain se situe au-delà de lui-même » (« man’s search for an identity lies beyond himself »,257 à une conception des Lumières, humaniste, cartésienne, qui met en avant un concept de l’individu caractérisé par un sens d'intériorité (« a sense of inwardness ») essentiel à la formation de l’identité et insiste sur un schéma où les frontières entre corps et esprit sont clairement délimitées. Dans ce modèle le corps (divisible) et l’âme (indivisible) sont mis en opposition. Strongman rappelle qu’il faut attendre le 20ème siècle pour qu’une conceptualisation scientifique de différentes parties du soi émerge avec la pensée Freudienne, « l’égo et l’Id » et les considérations de Sartre sur l’altérité dans l’Être et le Néant. Néanmoins la conception cartésienne cristallise la notion d’un esprit interne au corps, unitaire et inséparable du corps.258 Strongman rappelle que dans nombre de philosophies Afro-diasporiques, la compréhension de l’humain est similaire à celle du vodou et rend compte d’une dualité 257 Strongman, « Transcorporeality of Vodou », 5. 258 Strongman, « Transcorporeality of Vodou », 5-6. 209 du soi immatériel (« duality of the immaterial self »)259 basée sur le système Akan, prévalant dans les sociétés subsahariennes et décrites par Guérin Montilus dans son étude sur la philosophie Adja. Strongman s’appuie sur les travaux de Lizabeth Paravisini- Gebert pour expliciter la conception de la conscience vodou. Dans ses travaux celle-ci distingue les deux entités qui constituent l’âme dans la cosmologie vodou, le tibonanj et gwobonnanj. Le ti bonnanj ou « ti bon ange » qui s’apparente à la conscience qui permet l’auto-réflexion et l’auto-critique et le gwobònnanj ou gros bon ange qui s’apparente au psychisme, la source de mémoire, l’intelligence et la personnalité. Dans l’initiation, l’âme de l’initiée doit être préparée de sorte que le gros bon ange puisse être séparé de l’initié-e pour permettre que l’esprit puisse entrer à sa place.260 Les travaux d’Alfred Métraux montrent que le gwobonnanj a la particularité de circuler hors du corps. Ses pérégrinations seraient à l’origine des rêves. Dans l’art africain, les arts céphalo- morphiques sont une manifestation de la conception de la tête comme réceptacle concave de l’âme qui est caractérisée par sa multiplicité. Le corps dans son ensemble est moins le contenant de l’âme qu’un réceptacle ouvert. Ceci est perceptible dans l’épiphanie dont Strongman affirme qu’elle lui a été révélée par Lasirennn retranscrite plus haut, une épiphanie qu’il définit comme le secret de Lasirennn : « dans la tradition philosophico- religieuse afro diasporique, le corps est conçu comme concave, réceptacle d’un soi amovible, externe et multiple ».261 Strongman explicite à cette occasion la métaphore du chevauchement qui accompagne souvent les description de ce qu’il appelle la transe de 259 Strongman, « Transcorporeality of Vodou », 10. 260 Fernández Olmos and Paravisini-Gebert, Creole Religions of the Caribbean, 118. 261 Strongman, « Transcorporeality of Vodou », 27. 210 possession, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu dans l’introduction, le moment ou le/la dévot/e, via l’incorporation vocale, accueille le lwa et est parlé/e par le lwa lors de la crise. Cette métaphore du chevauchement pour décrire la transe de possession a notamment été popularisée par les travaux du début et milieu du 20ème siècle de Maya Deren dans Divine Horsemen et Zora Neale Hurston dans Tell My Horse. Cependant, pour Strongman, cette métaphore popularisée dans ces travaux a souvent été mal interprétée via une grille de représentation de la transe de possession en termes de soumission.262 Strongman suggère que cette métaphore du chevauchement, souvent utilisée par les vodouisant/es elles-mêmes, aurait plus à voir avec la transcorporalité des religions afro-diasporiques, où les subjectivités diverses d’une personne, qui sont à la fois multiples, externes, et amovibles, reposent sur une surface concave corporelle qui rappelle une selle de cheval ou une calabash. S’appuyant sur des études scientifiques très récentes sur la perception, Strongman affirme que « la location du soi vis-à-vis du corps peut être et est culturellement construite par les sens. Le corps et le soi ne coïncident pas forcément. Le soi ne réside pas forcément à l’intérieur du corps, mais peut être imaginé ou placé à l’extérieur » (« The location of the self vis-à-vis the body can be and is culturally constructed through the senses. The body and its self need not be coterminous. The self need not reside inside the body, but may be imagined or placed externally »).263 Cet aspect des travaux de Strongman met en évidence le fait qu’il n’y a pas à envisager la conception du corps et de 262 Maya Deren, dir, Divine Horsemen: The Living Gods of Haiti (Mystic Fire Video, 2005) ; Zora Neale Hurston and Henry Louis Gates, Tell My Horse: Voodoo and Life in Haiti and Jamaica (New York: Harper Perennial, 2009). 263 Strongman, « Transcorporeality of Vodou », 9. 211 la conscience de l’imaginaire vodou comme antithétique à la modernité qui irait de pair avec une conception cartésienne de l’humain. Au contraire, il est important d’envisager la conception de la transcorporalité du vodou comme reflétant les modes de représentations et d’expérience de la conscience contemporains comme ces études sur la conception du soi en terme spatial le prouvent. Pour Strongman, la transe de possession est à comprendre dans le cadre de cette transcorporalité et elle est avant tout perceptible dans le vocal comme le montrent ses remarques à ce sujet concernant sa propre expérience basée sur les transes de possession auxquelles il a assisté dans sa pratique spirituelle : Qu’est-ce qui fait que les initiés croient ? Vous entendez des voix et des sons inhumains venant de bouches familières. Des femmes initiées dans une transe avec des lwas masculins pointent leur doigt vers vous avec des pénis en bois. Des danseurs possédés miraculeusement légers comme la plume flottent au-dessus des tambours. What enables the initiates to go into trance for these deities? You hear other voices and inhuman sounds coming from familiar mouths. Females initiated into trance by male deities point at you with wooden phalluses. Possessed dancers miraculously hover weightlessly over drums.264 Dans cet extrait, conformément aux remarques de la manbo Marie-Rose François sur sa pratique spirituelle évoquée dans mon introduction, la matérialité du monde spirituel est avant tout perceptible par la tangibilité des matières vocales référencées comme « ces 264 Strongman, « Transcorporeality in Vodou », 5. 212 voix et ces sons inhumains venant de bouches familières » par Strongman, qui se manifestent dans le monde physique au moment de la crise et font que « le/la dévot/e croit ». Afin de décrire le processus de la transe de possession, Strongman fait appel aux travaux de Karen McCarthy Brown dans Mama Lola : A Vodou Priestess in Brooklyn qui mettent en lien ce phénomène avec la transcorporalité vodou : Pour que le soi puisse parvenir à des états altérés de conscience—la possession de la transe, le rêve, ou la mort—le ti bonnanj permet au gwobonnanj de se détacher de la personne. Dans le cas de la possession de la transe, le gwobonnanj cède sa place au mèt tèt, « l’esprit principal qui est servi par cette personne et l’esprit pour lequel cette personne a le plus l’habitude de se mettre en transe ».265 For the self to achieve altered states of consciousness—trance possessions, dreams, or death—the ti bonnanj allows the gwobonnanj to become detached from the person. In the case of trance possession, the gwobonnanj surrenders his place and his authority to the met-tet, « the main spirit served by that person and the one he/she most often goes into trance for ».266 Bien que les travaux d’Alfred Métraux aient pu participer à une compréhension appauvrie du phénomène de la transe de possession, la description qu’en fait Métraux, devenue une référence, soulève des points par ailleurs également répertoriés par plusieurs autorités des 265 Strongman, « Transcorporeality in Vodou », 5; Brown, Mama Lola, 10. 266 Brown, Mama Lola, 10. 213 études sur le vodou comme le rappelle Strongman, je fais donc le choix de reproduire ces propos ci-dessous : Les explications de la transe mystique donnée par les disciples du vaudou est simple : un esprit emménage à l’intérieur de la tête d’un/e dévot/e après avoir chassé « le gros bon ange », l’une des deux âmes que tout le monde a en soi. Cette éviction de l’âme est responsable des tremblements et les convulsions qui caractérisent les tout début de la transe. Une fois que le gros bon ange est parti, la personne possédée connaît un sentiment de totale vacuité, comme si elle s’évanouissait. Sa tête tourne, les mollets de ses jambes tremblent, elle est maintenant devenue non seulement un vaisseau, mais un instrument pour la divinité. À partir de maintenant c’est la personnalité de cette divinité et pas celle de la personne (en transe) qui s’exprime dans ses manières et dans ses mots. Ses attitudes, ses gestes et même le ton de sa voix reflètent tous un tempérament et une personnalité de la divinité qui est descendu sur elle. The explanation of mystic trance given by disciples of voodoo is simple: as a lwa moves into the head of an individual having first driven out « the good big angel »—one of the two souls everyone carries in himself. The eviction of the soul is responsible for the tremblings and convulsions that characterize the opening stages of the trance. Once the good angel has gone, the possessed person experiences a feeling of total emptiness as though he were fainting. His head whirls, the calves of his legs tremble, he now becomes not only the vessel but also the instrument of the god. From now on it is the god’s personality and not his own 214 which is expressed on his bearings and words. The play of these features, his gestures and even the tone of his voice all reflect the temperament and character of a god who has descended upon him.267 Comme nous l’avons vu et comme Strongman le précise lui-même, les descriptions de Métraux sont particulièrement influencées par un mode de représentation occidental notamment visible dans son utilisation des prépositions de lieu et dans son approche où la possession a à voir avec la pénétration et avec une descente d’un esprit sur le vaudouisant. Cependant, l’allusion aux tremblements et convulsions et au sentiment de vacuité qui caractérisent respectivement le début du processus de la transe et le départ du gwobonnanj sont importants, car il se trouvent textualisés dans le Livre d’Emma et Fado en particulier, comme je vais le montrer dans ce chapitre. Corollaire de la possession de transe, un autre état de conscience, particulièrement terrifiant, fait également partie de l’imaginaire vodou, celui du zombi, figure particulièrement mal comprise et qui est à l’origines de multiples représentations caricaturales du vodou.268 D’après plusieurs spécialistes des études sur le vodou, les zombis seraient des personnes dont le gwobonnanj a été capturé, toutefois il faut signaler que certains récits désignent le ti bonnanj comme étant celui qui l’a été. Ce rapt, souvent mal intentionné, serait à l’origine de l’état de zombification. Bien que les descriptions diffèrent sur ce qui constitue le zombi, et en particulier sur quelle partie de son âme 267 Métraux, 120; Strongman, « Transcorporeality in Vodou », 14. 268 A ce propos, voir en particulier les travaux de Toni Pressley-Sanon dans Zombifying a Nation : Race, Gender and the Haitian Lwas on Screen (McFarland & Company, Inc, 2016). 215 manque, Strongman rappelle que dans toutes les compréhensions de la zombification vodou, il y a la notion de la mise en bouteille (« embottlement ») d’une partie du soi. Dans l’imaginaire vaudou, tout type d’enfermement hermétique du soi est potentiellement dangereux et est associé à la mort. Strongman remarque à cette occasion que de ce fait, l’état le plus craint dans la pensée afro-diasporique est un état qui ressemble à la vision cartésienne de l’âme, souvent représentée comme hermétiquement contenue dans le corps. Pour Strongman cette opposition est à l’image de la relation critique conflictuelle entre ces deux traditions philosophiques. Pourtant Strongman, fait par ailleurs un parallèle intéressant entre le corps zombifié haïtien et le « corps sans organes » théorisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’Anti-œdipe en ces termes : Instinct de mort, tel est son nom. Car le désir est aussi cela, la mort, parce que le corps plein de la mort est son moteur, parce que les organes de la vie sur la Working machine…Le corps sans organes n’est pas le témoin d’un néant original, pas plus que le reste d’une totalité perdue. Il n’est surtout pas une projection ; rien à voir avec le corps propre, ou avec une image du corps. C’est le corps sans image. Lui, l’improductif… Le corps sans organes est de l’anti-production.269 Pour Strongman, c’est là que la pensée occidentale et la pensée africaine de la personne coïncident, puisqu’elles représentent toutes deux l’état le plus abject de l’être comme celui du corps privé de ces éléments immatériels (les organes dans la pensée occidentale, le gwobonnanj dans le vodou). Les deux traditions présentent une image de l’exploité, l’assujetti, en un mot, l’esclave, comme l’exemplification de cet état. Les remarques de 269 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe (Paris: Éditions de Minuit, 1972), 15, Strongman, « Transcorporeality in Vodou », 23. 216 Strongman sur la zombification mis en lien avec le corps sans organes deleuzien nous rappelle à la caractérisation de certains personnages du texte èziliphonique ; on pense particulièrement au personnage de Felicia, un aspect que je développerai dans la deuxième partie de ce chapitre. Dans Fado, Kettly Mars semble en effet reconfigurer le phénomène connu de dissociation psychique chez les personnes ayant vécu des violences sexuelles dans le cadre de l’état d'altération de la conscience du zombi, qui contrairement à l’initié-e, n’est rempli que d’un vide mortifère après la subtilisation de son gwobonnanj. 1. Renégociations des espaces spatiaux et temporels « en terrains diaboliques »: géographies spéculatives du sujet diasporique féminin et transcorporalités vocalisées “Qu’arriverait-il à notre compréhension et conception de la race et de l’humain si les femmes noires habitaient légitimement notre monde et faisaient connaître leurs besoins ?» (“What would happen to our understanding and conception of race and humanness if black women legitimately inhabited our world and made their needs known?”)270 270 Sylvia Wynter, « From ‘Beyond Miranda's Meanings’: Un/Silencing the ‘Demonic Ground’ of Caliban's ‘Woman’», 366. 217 Dans Demonic Grounds: Black Women and the Cartographies of Struggle, la géographe Katherine McKittrick s'appuie sur les travaux de Sylvia Wynter sur la littérature des femmes caribéennes afin de théoriser ce qu'elle appelle les géographies des femmes noires dans la diaspora.271 McKittrick rappelle que les bateaux de la traite esclavagiste qui se sont déplacés le long du passage du milieu, transportant à leur bord des « cargaisons humaines » pour les livrer à l’esclavage et en tirer une main d’œuvre gratuite, ne sont pas seulement synonymes d’un déplacement matériel sur l’océan, entre les territoires tels que les États-Unis, les Caraïbes et l’Europe. Pour elle, ces vaisseaux sont aussi synonymes d’un combat pour la liberté en termes d’espace. Elle suggère que : les technologies de transport, dans ce cas précis le bateau, en même temps qu’il enferme matériellement et symboliquement les sujets noir(e)s-objets économiques à l’intérieur du bateau, et souvent attaché/es à lui—contribuent également à la formation d’une géographie opposée : le bateau en tant que lieu de subjectivité noire et de terreur humaine, de résistance noire, et dans certain cas, de possession noire. Technologies of transportation, in this case the ship, while materially and ideologically enclosing black subjects-economic objects inside and often bound to the ship's walls—also contribute to the formation of an oppositional geography: 271 Katherine McKittrick, Demonic Grounds: Black Women and the Cartographies of Struggle (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2006). 218 the ship as a location of black subjectivity and human terror, black resistance, and in some cases, black possession.272 Pour McKittrick, ce constat est un point de départ pour affirmer que le paysage, et les lieux de tous les jours qui sont souvent « les vaisseaux de la violence humaine » sont aussi les lieux où se cachent des géographies noires importantes. McKittrick conteste les représentations du paysage et des lieux comme fixes et comme « étant, tout simplement ». Elle met en évidence que « la géographie n’est pas sûre, inaltérable, nous produisons l’espace, nous produisons son sens. Et nous nous efforçons de faire de la géographie ce qu’elle est » (« Geography is not, however, secure and unwavering; we produce space, we produce its meanings, and we work very hard to make geography what it is »).273 Ce concept est le point de départ du renversement épistémologique de McKittrick qui affirme par conséquent que: « le fait que les vies noires soient nécessairement géographiques, mais se débattent contre des discours qui effacent et déspatialisent leur sens de l’emplacement, est l’endroit où je commence pour conceptualiser la géographie » (« That black lives are necessarily geographic, but also struggle with discourses that erase and despatialize their sense of place, is where I begin to conceptualize geography »).274 Elle affirme que dans le discours sur la spatialité, les expériences des femmes noires sont construites comme « agéographiques » (« ungeographic »). La démarche de McKittrick tend à faire converger les matérialités concrètes de l’espace avec le langage et la 272 McKittrick, Demonic Grounds, x. 273 McKittrick, Demonic Grounds, xi. 274 McKittrick, Demonic Grounds, xxii. 219 subjectivité et à se départir d’une vision de l’espace comme « transparent et connaissable » pour mettre en valeur sa part altérable et mystérieuse, un aspect souvent mis en relief dans les textes littéraires des femmes de la diaspora. Le concept de McKittrick prend toute sa dimension lorsqu’elle conceptualise une poétique du confinement chez Harriet Jacob dans Incidents in the Life of a Slave Girl ou lorsqu’elle elle fait une lecture de l’historiographie de Marie-Joseph Angélique, esclave née au Portugal qui brûla une partie significative de Montréal en 1734 en mettant le feu à la maison de ses maîtres. Comme je souhaite le suggérer, dans les écrits des femmes de la diaspora, au même titre que dans le texte èziliphonique, l’espace est appréhendé depuis la positionnalité du sujet littéraire féminin diasporique, grâce à une « poétique du paysage » glissantienne qui laisse souvent la place à l’expressivité, à l’affect, à une autre manière de dire l’espace et de se dire à travers cette poétique. « En effet comme le rappelle McKittrick, nommer l’espace, c’est une manière de se nommer soi-même et les histoires du soi » (« naming a place is also an act of naming the self and self-histories »).275 Les manières de dire l’espace plébiscitées par le texte èziliphonique sont articulées au sein d’une conception transcorporelle de la conscience alliée à l’indéterminable de la voix. Par conséquent, le texte èziliphonique tend à mettre en valeur l’espace en tant que mystérieux, indéterminable et inachevé comme je vais le suggérer dans mon analyse de la spatialité dans le texte eziliphonique, envisagée depuis une critique de la voix. 275 McKittrick, Demonic Grounds, xxii–xxiii. 220 1.1 : Les déambulations vocalo-spéculatives de Minette dans le Saint-Domingue prérévolutionnaire Lorsqu’elle doit faire face aux humiliations répétées dans sa carrière de chanteuse, et peu de temps après sa conversation amère avec Madame Acquaire au sujet des pièces créoles, Minette décide de faire une pause dans sa carrière de chanteuse. Elle accepte une invitation de celui qui va devenir son amant, Jean-Baptiste Lapointe, un homme de couleur libre et métis, et elle le rejoint dans la région de l’Arcahaie. Son voyage marque l’un des nombreux déplacements de Minette dans la capitale mais aussi au Cap-Haitien. Dans le roman, les déplacements de Minette prennent souvent la forme d’épopées. Elle rencontre des esclaves torturées qui la prennent à partie, est reconnue par la foule comme « la jeune enfant » qui chante à la Comédie ou encore est agressée par un marin et sauvée in extremis par Jean Baptiste Lapointe. Lorsqu’elle décide de partir en Arcahaie pour y rejoindre Lapointe, elle connait plusieurs déconvenues pendant son voyage et arrive éreintée. Le bonheur qu’elle connait est de courte durée. Elle est effondrée lorsqu’elle se rend compte que, malgré sa participation au cercle Lambert antiesclavagiste, Lapointe est en fait un esclavagiste cruel. Dans sa détresse, Minette reconsidère son choix de le rejoindre mais, bien qu’elle soit tentée de partir, elle suit l’avis de ce qu’elle appelle « sa force ». Minette décrit cette force comme « une chose mystérieuse vivant au-dedans d’elle-même pour son bien » (173), tout en liant cette force au pouvoir des lwas. Ici, la polyvocalité de Minette est exprimée dans des termes qui font presque exactement écho à la manière dont Marie Rose François décrit sa propre polyvocalité développée dans sa pratique spirituelle vocalisée, et dans de la transe de possession à laquelle elle accède grâce à l’incorporation vocale de la voix du lwa. La similarité devient encore plus 221 manifeste lorsque le texte spécifie que cette force est la même que celle qui lui souffle « ses accents sur scène », une précision qui confirme le lien entre la force et les modes de vocalisation de Minette.276 Minette crédite aussi cette force pour lui avoir permis de retrouver sa voix sur la scène de la comédie, ce qui achève de la situer dans le système discursif èzilien, où, grâce à son incorporation vocale du lwa, Minette sort de l’aphonie qui la frappe et peut enfin chanter. Les encouragements du lwa qui poussent Minette à se déplacer évoquent également la fonction transgressive d’Ezili. En effet, la narrativisation des déplacements de Minette fonctionne comme l’une des formes majeures de transgressions genrées du roman. Vieux-Chauvet inscrit son personnage dans une forme de transgression d’ordre spatial plus que surprenante compte tenu de son statut de jeune ingénue d’une classe sociale élevée du fait de la conversion de classe que lui permet son passing vocal. Son appartenance de genre et de classe n’est à priori pas compatible avec les déambulations de Minette dans les rues de Saint-Domingue, à dos de cheval en chemin pour l’Arcahaie ou encore s’aventurant dans le manoir d’un homme célibataire sans supervision. Au cours de ces voyages, elle donne aussi des concerts impromptus, découvre l’amour charnel avec Lapointe, et fait l’expérience des multiples formes d’assujettissements possibles dans le Saint-Domingue esclavagiste, occasions pour l’auteure d’invalider la notion de « bon maître ». Bien que ces déplacements aient été vérifiés historiquement, le fait que Vieux-Chauvet dépeigne Minette comme faisant ces voyages seule et de façon tout à fait autonome est tout à fait significatif. Ce faisant elle dépeint une jeune héroïne indépendante et qui, grâce à ses polyvocalités, a sa place dans l’espace public. La liberté de mouvement de Minette est d’autant plus frappante quand on 276 Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, 173. 222 la compare avec les formes de cloisonnement et de réclusion que subissent les héroïnes de la trilogie Amour, Colère et Folie. Avec cette stratégie narrative, Vieux-Chauvet introduit une composante presque spéculative au récit tant elle est utopique bien que les rencontres faites par Minette tiennent le plus souvent du cauchemar. Dans La Danse sur le volcan, Vieux-Chauvet se départit d’une ambition réaliste, développée dans son œuvre ultérieure. Avec la dimension spéculative des déplacements de Minette, qui se distingue des protagonistes de la trilogie par sa polyvocalité lyrique, le vocal est non seulement politique mais aussi spatial. Cette dimension spéculative s’ajoute par ailleurs à une autre, celle du destin révolutionnaire anti-esclavagiste que Vieux-Chauvet invente à Minette, grâce à sa rencontre avec Zoé en particulier. Cette stratégie narrative s’inscrit à plein dans l’écriture « en terrain diabolique » des auteures afro-caribéennes telles qu’envisagées par Sylvia Wynter dans « From ‘Beyond Miranda's Meanings: Un/Silencing the ‘Demonic Ground’ of Caliban's ‘Woman’». Cet article est inclus dans l’ouvrage qui fait désormais référence Out of the Kumbla : Caribbean Women and Literature parue en 1990 et éditée par Carol Boyce Davies and Elaine Savory Fido. Dans cet article Sylvia Wynter s’exprime sur la relation entre femmes caribéennes et écriture à partir d’une réflexion sur le personnage de Miranda, ou « la femme de Caliban » dans La Tempête de Shakespeare. Wynter envisage la manière dont la pièce est articulée narrativement autour de Miranda sans que celle-ci n’apparaisse sur scène comme une exemplification de l’aphonie ou (« voicelessness ») et de la présence absente (« absented presence ») des femmes noires prescrite par l’ordre symbolique occidental. Pour Wynter, cette présence absente aphone prescrite qui contextualise la contribution littéraire des femmes caribéennes est la raison pour laquelle ces dernières ont à déployer leurs projets littéraires « en terrains 223 diaboliques » (« on demonic grounds »). Avec ce geste conceptuel, Wynter se réapproprie le terme de « demonic » (diabolique) qui a historiquement été péjorativement associé aux femmes noires dans le discours esclavagiste et colonial et ses survivances. Pour ce faire, Wynter s’aide de l’étymologie du mot qui, qui dans le champ des mathématiques et de la physique fait référence à ce qui n’est pas pré-déterminable, ce dont on ne peut pas deviner le résultat. Dans son sens plus ecclésiastique ou spirituel, le mot fait par ailleurs référence à l’irrationnel, ce qui se situe en dehors de la raison, ce qui est trop différent pour être compris dans une perspective occidentale du monde, comme par exemple les cosmologies qui lui sont étrangères telles que le vodou. Pour Wynter, ces deux compréhensions renouvelées du diabolique définissent l’approche littéraire des femmes caribéennes. Elle écrit à ce sujet : [Cette collection] a permis un départ, tout préliminaire qu’il soit, vers le terrain « diabolique » de la femme de Caliban. Ce terrain, lorsqu’il sera pleinement occupé, sera celui d’une nouvelle science du discours humain et de ses subversions (une nouvelle science) de la « vie » humaine au-delà du « discours de la matière » des « textes privilégiés » qui nous gouvernent. [This collection] has enabled the move, however preliminary, on to the “demonic” (…) ground of Caliban’s woman. This terrain, when fully occupied, will be that of a new science of human discourse, of human “life” beyond the “matter discourse” of our governing “privileged texts,” and its sub/versions. Comme le suggère Wynter, l’écriture « en terrain diabolique » dans laquelle les auteures caribéennes s’inscrivent souvent les amène parfois à intervenir narrativement en 224 imaginant d’autres vies et d’autres fins possibles à leurs sujets littéraires féminins diasporiques ayant existé historiquement. 1.2 : Les spatialités de l’exil, déambulations temporelles et vocales et insularités psychiques d’Emma/Flore Dans Le Livre d’Emma, les modes d'exploration et de défamiliarisation de la spatialité et de la temporalité sont explorés grâce à la mise en scène d’une situation d’énonciation troublée par la transcorporalité vodou. Dans Soi-même comme un autre, Ricoeur fait la proposition suivante concernant la situation d’énonciation : si dire, c’est faire, c’est bien en termes d’actes qu’il faut parler du dire. Là réside l’intersection majeure avec la théorie de l’action qui sera développée ultérieurement : d’une manière qui reste à déterminer, le langage s’est inscrit dans le plan même de l’action.277 Vu au prisme de la critique littéraire, cette remarque de Ricoeur peut faire retour sur la question de la perspective de la « poétique de la voix » pour une analyse littéraire. En effet cette perspective, par l’attention porté au racontage, au passage de la voix dans le texte, met en avant ce que « fait » le texte littéraire plus que ce qu’il ne dit. Par la suite, afin de contextualiser la notion de ce que l’acte d’énonciation « fait », Ricoeur différencie acte locutoire et acte illocutoire. Ricoeur indique que l’acte locutoire fait référence à « l’opération prédicative elle-même : dire quelque chose sur quelque chose » alors que l’acte illocutoire, fait référence à ce que le locuteur « fait » en parlant ou encore 277 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (Paris: Seuil, 1996), 59. 225 « l’implication du faire dans le dire ». Ricoeur ajoute que dans l’acte illocutoire « un faire est inclus, qui demeure le plus souvent non-dit mais que l’on peut expliciter en faisant précéder l’énoncé par un préfixe de la forme ‘j’affirme que’ ou ‘je promets que,’ forme dans laquelle toute promesse peut être réécrite ».278 Dans Le Livre d’Emma, Agnant se livre à une mise en scène de la situation d’interprétation qui définit le dispositif narratif du roman dont les paramètres sont définis autour du rôle d’interprète de Flore auprès d’Emma. Ce dispositif a pour résultat de mettre en scène la situation d’énonciation elle-même. À la lumière des propos de Ricoeur, avec ce dispositif, Marie-Célie Agnant semble donc se livrer à une véritable scénographie de la « force illocutoire du langage ». Pour Ricoeur, la force illocutoire repose sur le mot « je » considéré comme un embrayeur ou « shifter », mais qui a aussi une propriété de fixation : ce n’est plus l’aspect substituable du terme voyageur du shifter, que l’on souligne, mais au contraire la fixation qu'opère la prise de parole. Nous sommes passés du point de vue paradigmatique, en vertu duquel « je » appartient au tableau des pronoms, au point de vue syntagmatique en vertu duquel, « je » ne désigne chaque fois qu’une personne à l’exclusion de l’autre, celle qui parle ici et maintenant. Appelons avec GG Granger ancrage ce qui renvoie à une position non substituable, un unique centre de perspective sur le monde. Le paradoxe consiste très précisément dans la contradiction apparente entre le caractère substituable du shifter et le caractère non substituable du phénomène d’ancrage.279 278 Ricoeur, Soi-même comme un autre, 59. 279 Ricoeur, Soi-même comme un autre, 65. 226 Dans Le Livre d’Emma cependant les données de cet acte illocutoire et du je en tant que shifter sont troublées et la situation d’énonciation se trouve défamiliarisée. Agnant opère tout d’abord ce trouble de la situation d’énonciation grâce à la propriété de fixation du « je » qu’elle trouble. Au lieu d’une fixation, la parole d’Emma révèle l’itinérance de son « je » et donne lieu à la métamorphose du « je » de Flore via l’incorporation vocale métamorphique de cette dernière. Cela donne lieu à une défamiliarisation de l’acte de parole et du processus d’ancrage qu’il sous-entend. Au fur et à mesure de la narration, Flore se défait quant à elle de sa capacité à dire « je », et le phénomène d’ancrage est une nouvelle fois remis en question de même que la notion de non-substituabilité du « je ». Les survivances de l’esclavage, l’écho des voix dans celle d’Emma interrompent cette substitution. Quand Emma parle, c’est toujours déjà une de ses ancêtres qui se fait entendre. Enfin, pour Ricoeur, le phénomène d’ancrage qui caractérise l’acte d’énonciation est assimilable à une inscription temporelle et géographique autant que subjective. Il poursuit donc sa démonstration en s’appuyant sur les déictiques « maintenant » et « ici » : La signification complète du déictique « ici » est ici localisée. Des déictiques « maintenant » et « ici », nous pouvons revenir aux indicateurs « je-tu ». La conjonction entre le sujet, limite du monde, et la personne, objet de référence identifiant, repose sur un processus de même nature que l'inscription, illustrée par la datation calendaire et la localisation géographique.280 Dans Le Livre d’Emma, cette propriété de fixation, d’ancrage géographique et temporel de l’acte d’énonciation est également remis en question par le fil du temps que remonte 280 Ricoeur, Soi-même comme un autre, 65. 227 Emma, de Mattie sa grand-mère jusqu’à Kilima, l’ancêtre arrachée enfant aux bras de sa mère et qui fit le voyage à fond de cale, jusqu’à Saint-Domingue. La thématique de la transmission de cette malédiction dont on a vu dans le chapitre un qu’il s’agissait d’une substance phonique mutilée/mutilante trouble cet ancrage et opère une réflexivité troublante entre ici et là-bas, entre le passé et maintenant. Il y a une forme de récurrence sempiternelle, de ritournelle, ici est toujours déjà là-bas, et hier et aujourd’hui se confondent dans la prise de parole d’Emma. 1.3 : Spatialités du corps féminin dans Fado Dans Fado, le travail de la transcorporalité au travers du vocal prend la forme d’une itinérance du « je » qui est moins une manière de troubler la situation d’énonciation, comme dans Le Livre d’Emma, et plus une manière de s’inscrire dans une « poétique de questionnement » de l’espace au moyen d’une poétique du corps féminin, au sens large. Ceci est visible nottament dans une figuration du non-cis genre propre à l’imaginaire vodou comme évoquée par la caractérisation de l’empoisonneur et dont la sexualité semble à la fois homoérotique et marquée par la magie du transcorporel. Les yeux cernés de noir, l’homme repose sur le flanc, trois oreillers le soutiennent. Une nuisette en jersey rose recouvre mollement ses muscles proéminents et la bosse indécente de son sexe nu sous le tissu fin. (…) L’empoisonneur attend un homme. Frida le comprend à la langueur de son regard, aux ongles polis longs de ses auriculaires peints en rouge (…) L’empoisonneur est une femme en chaleur attendant la rosée d’un homme. Frida devra revenir. (82) 228 Les spatialités décrites dans Fado s’articulent autour de la liminalité des personnages féminins d’Anaïse et Frida dont les corps sont « les sites d’interaction et de négociation de l’espace » comme le propose Paul Humphrey.281 D’un côté, le statut de femme répudiée, divorcée et infertile d’Anaïse lui vaut un rejet social et l’amène à s’isoler elle-même, dans sa villa, marque de son appartenance sociale. Son sentiment d’aliénation conjugué à l’insécurité des rues de Port-au-Prince du fait de son appartenance de classe, transparaît dans l’extrait suivant : Je n'ai pas quitté la maison depuis qu'il est parti. Je travaille chez moi. Je laisse aux autres le stress quotidien des rues de Port-au-Prince. Ces rues qui tuent sans discrimination. Ces rues peuplées d’êtres à mi-chemin entre l’humain et la bête. Hommes-caméléons, femmes-couleuvres, enfants-margouillats. (22–23) C’est cet isolement social conjugué à sa rencontre avec Bony qui a sans doute précipité sa métamorphose en Frida, qui, quant à elle évolue dans un monde spatialement à l’opposé de celui d’Anaïse. Frida, qui est travailleuse du sexe dans le bordel de Bony est également dans une situation de liminalité sociale archétypale. Pour elle aussi, celle-ci se traduit par une liminalité spatiale, marquée non pas par l’isolement, mais par la promiscuité des corps. Humphrey considère qu’en faisant intervalle entre ces deux archétypes, la femme divorcée/répudié/stérile et la prostituée, le corps d’Anaïse/Frida fait intervalle entre les espaces conceptuels et physiques du haut de la ville, bourgeois, et du bas de la ville, populaire. C’est donc la notion d’un mode d’appartenance spatial, temporel et corporel intervallaire qui est esthétisé dans Fado. Ce mode d’appartenance intervallaire à l’espace donne à ce dernier un caractère à la fois insondable et inachevé 281 Humphrey, « Of Sound, Mind and Body », 140. 229 caractéristique des spatialités spécifiques des femmes noires conceptualisées par McKittrick. C’est le mode du vocal et du sonore qui permettent ces appartenances spatiales intervallaires comme le révèle le passage retraçant la rencontre de Anaïse avec Bony dans une soirée mondaine de Port-au-Prince. Le passage qui commence dans un salon mondain propulse la lectrice dans l’escalier du Bony’s, avec comme mode de transport et de métamorphose la voix d’Amalia Rodrigues : Bony…le demi-frère un peu embarrassant de mon hôtesse. Une espèce d’enfant terrible, mélange de brebis galeuse et de maquereau au visage d’ange. Bony traîne la patte, accident de moto. Ses réserves emportées par une demi-bouteille de rhum, il racontait avec une candeur effarante la vie de cette maison close de la rue des Fronts-Forts héritée de sa mère. La petite assistance bourgeoise l’écoutait souriant jaune, à la fois dégoutée et fascinée par cet entrepreneur d’un genre plutôt rare qui se foutait de leur opinion. Moi je l’entendais de mes yeux, de mes oreilles, avec mes fibres, Frida bourgeonnait déjà dans mon être. Subjuguée, je le suivais à travers la dizaine de chambrettes de l’étroite et vétuste bâtisse à deux étages cuisant dans la canicule de la vieille ville. Les sanglots d’un fado chanté par Amalia Rodriguez attachés à nos ombres, je montais derrière son pas claudiquant les marches malaisées de l’hôtel. (15) C’est dans l’écoute que fait Anaïse des paroles de Bony, qu’elle devient Frida puisqu’on passe de « Moi je l’entendais de mes yeux » à « Frida bourgeonnait dans mon être » dans la même phrase. C’est cette parole hypnotisante, d’un Bony dont l’imaginaire baigne dans la voix d’Amalia qui propulse Anaïse, désormais Frida ,dans un autre espace, celui du Bony’s à la phrase suivante : « Subjuguée, je le suivais à travers la dizaine de 230 chambrettes… ». Ces phrases qui commencent dans une subjectivité et dans une spatialité et finissent dans une autre déstabilise l’expérience de la lecture et jouent avec les attentes de cette dernière. La connexion qu’elle partage avec lui est une connexion musicale et sonore autant qu’érotique « Les sanglots d’un fado chanté par Amalia Rodrigues attachés à nos ombres ». Les ombres qui sont évoquées dans cette phrase sont importantes car, dans la compréhension vodou, nos ombres qui sont parfois doubles sont celles du ti bonnanj et du gwobannanj. La phrase lie donc l’imaginaire vodou au fado et la connexion spirituelle qui lie Anaïse/Frida à Bony tout en marquant l’appartenance intervallaires à ces deux lieux. 2. Modes de libérations / guérisons sonores noires dans le texte èziliphonique Appelé lwa de l’amour, Ezili exige que le mot soit réinventé (Called the lwa of love, Ezili demands that the word be reinvented.)282 2.1 : Minette : « Guérir la Nation » ? —Je vais chanter, dit Minette à Zoé, en lui saisissant la main. —Tu oublies ta blessure ? —Non, mais il faut que je chante. —Ne sois pas imprudente…. Mais Zoé avait l’impression qu’elle n’écoutait plus. Minette avait l’air d’être seule au milieu de la foule, seule ou avec quelqu’un qu’elle suppliait. Ses mains 282 Dayan, Haiti, History, and the Gods, 63. 231 jointes, son attitude tendue trahissait une détermination qui n’avait rien à voir avec le simple désir de chanter. C’était autre chose, une évasion vers l’au-delà.283 La lutte si longue qu’elle soit n’était jamais vaine. Elle venait d’avoir la preuve qu’on pouvait rétablir et transformer le monde.284 La scène finale du roman qui contextualise le dialogue entre Minette et Zoé ci- dessus, est celle des rues dévastées de Saint-Domingue au lendemain du soulèvement des esclaves. Parmi les ruines se fait également entendre la clameur populaire des célébrations à l’annonce par Sonthonax que Saint-Domingue est libre. Mais le texte souligne également une transfiguration èziliphonique, qui marque la fin du processus de métamorphose vocale scénarisé par le roman. Bien que Minette ait été poignardée par l’un des colons, et qu’elle crache du sang, elle continue à chanter. La mise en scène de sa mort rappelle la mort tragique de l’héroïne d’opéra : « De ses deux mains, Minette comprima son cœur et lança dans un ultime effort sa voix splendide, qui reprit seule le chant de paix » (371). Le chant de Minette est bientôt interrompu par son agonie : « (Lapointe) allait signer quand la voix de Minette fléchit jusqu’à la dernière note. Il se retourna. Soutenue par Zoé, elle vomissait du sang » (374). Ce portrait de Minette, sacrifiant son dernier soupir à une chanson dédiée à la paix nationale et à l’unité, résonne de manière intertextuelle avec la thématique de la mythologisation des femmes haïtiennes abordée dans l’introduction autour des figures 283 Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, 374. 284 Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, 371. 232 telles que Défilée et « autres emblèmes féminins sous-tendant et soutenant la nation »285 comme le remarque Colin Dayan. Le dialogue entre Zoé et Minette souligne deux dimensions de la transcendance libératrice permise par la transcorporalité vocale èzilienne. Dans un premier temps, le dialogue souligne la notion d’incorporation vocale en tant que mode d’archivage alternatif au sein du système discursif èzilien évoqué dans mon introduction. D’autre part, le dialogue souligne la possibilité de transgressions des catégories de ce système discursif. La question posée par Zoe, « Est-ce que tu oublies ta blessure ? » est à considérer dans le cadre du reste de la caractérisation de Zoé dont on a vu que son sens aigu de la justice, sa clairvoyance et son implication politique antiesclavagiste font qu’elle evoque Ezili Dantò en particulier. Le fait que cette question soit posée par Zoé semble indiquer une volonté de la part de l’auteure de mettre en avant la nécessité de garder en mémoire et de vocaliser les expériences vécues et les voix des femmes haïtiennes ainsi que les combats qu’elles ont menés et les blessures qui sont les leurs. La réponse de Minette, « Non, mais il faut que je chante », souligne l’engagement de Minette à aller au-delà de la rationalité elle-même, qui dicterait de se reposer. En insistant sur le fait qu’elle doit chanter, Minette affirme l’importance de la créativité et de l’expressivité au sein du système èziliphonique. Comme Ezili, qui par ses caprices remet en question l’amour qu’on lui porte, le chant discordant de Minette, mené « toute seule » est une forme d’insistance pour la création de nouveaux paradigmes. La performance de Minette fait écho à une généalogie de figures de chanteuses noires emblématiques qui articulent un rapport complexe à la nation, fait d’assignations de récupération et de résistances. S’appuyant sur les performances emblématiques telles 285 Voir introduction. 233 que celle de Marian Anderson en 1939 au Lincoln Mémorial, Farah Jasmine Griffin fait l’argument que la voix des femmes noires signale une critique du racisme américain des États-Unis, mais peut également être récupérée comme instrument, déployant un récit d’une Amérique débarrassée de son racisme systémique. Ici, bien que la performance de Minette semble tenir d’une tradition de résistance, et être associée avec le soulèvement des esclaves par l’auteure, elle est également déployée au sein d’un discours pacifiant de paix et d’unité, qui tient également du consensus factice, un fait que l’auteure semble elle-même souligner par l’isolement de Minette. Cette ambiguïté qui caractérise la performance emblématique de Minette traduit parfaitement l'observation faite par Farah Jasmine Griffin à l’égard des icônes telles que Marian Anderson. Elle affirme en effet que « La voix des femmes noires peut être convoquée pour guérir une crise comme pour en provoquer une ».286 Dans la construction sociale qu’est la nation, la chanteuse noire est souvent associée à l’image d’une « mère de la nation », tendance mythologisante s’il en est. Pour Griffin, ce type de représentation de la voix chantée des femmes noires est en directe opposition avec la politique de résistance qu’elles peuvent aussi incarner. Cependant, comme Griffin le suggère, et comme Vieux- Chauvet semble l’indiquer dans cette scène, cette image contient ces deux possibilités. Dans le texte èziliphonique, comme dans l’image de la chanteuse noire, la voix signale à la fois ce qui peut s’assembler et constituer un ensemble harmonieux grâce à des métamorphoses vocales, mais aussi ce qui peut se briser, constituant des aphonies ou clameurs dissonantes. 286 F. J. Griffin, « When Malindy Sings: A Meditation on Black Women’s Vocality », Uptown Conversation, August 2000, pp. 102–25. 234 2.2 : Emma/Flore et le plaisir du cri Hélas, plusieurs pensent comme toi ! Et c’est pour cela que la malédiction du sang nous poursuit. Elle ferme les yeux et se met à hurler : —La malédiction du sang la malédiction du sang, je vous dis ! Ce n’est pas la première fois qu’elle crie ainsi. Je sais déjà que personne ne viendra. Personne ne vient quand elle fait du tapage. La nuit, ils doivent la bourrer de somnifères. C’est à cause de ces substances que son regard semble perdu quelquefois. Les couloirs vibrent en permanence du cri des femmes. Leurs hurlements font penser aux cris des coyotes. Mais parfois elles poussent des plaintes de chat à vous glacer la moelle. —Ici, on peut crier sans se faire déranger, dit-elle, une fois calmée. Tu ne veux pas crier avec moi, Poupette ? Tu crois sans doute que tu n’as aucune raison de crier. (26) Dans ce passage également tiré du chapitre « Tout ce bleu », Emma s’adonne à plusieurs formes de cris après avoir chanté le chant de Kilima son ancêtre, et avoir fait ses observations en forme d’obsession sur la malédiction du sang qui frappe les femmes de sa descendance. Dans « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue », la psychanalyste Marion Minari s’appuie sur son expérience clinique pour mener une réflexion sur les enjeux du cri d’un point de vue psychanalytique à partir de la position 235 d’écoute particulière qu’est celle du/de la psychologue.287 Confrontée aux hurlements d’enfants en détresse dans un service de psychiatrie infantile, elle est mise en échec et constate que « dire quelque chose ne semble provoquer aucun écho » et que le « circuit de la pulsion invoquante » est perturbé (137). Le cri, rappelle Minari, confronte ses acteurs, ici soignants et enfants, « à plusieurs surdités ».288 Dans le cas d’Emma, les cris qu’elle pousse ne trouvent habituellement en écho que la surdité du corps soignant, et le texte souligne la surdité ambiante dont Emma est victime, mais en même temps dont elle joue. Le texte indique de manière humoristique qu’Emma après ses cris se sent soulagée, comme après avoir chanté. Ici l’auteure souligne un contexte historique d'anthropologisation des femmes noires au sein du système médical qui articule le racisme et le sexisme comme le montrent notamment Frantz Fanon et Samantha Schalk comme je l’ai évoqué dans le deuxième chapitre de cette dissertation. Mais l’auteure souligne également la tactique développée par Emma qui consiste à déployer ce que Katherine McKittrick identifie comme les « géographies des femmes noires » (« black women geographies ») en terrain démoniaque (« on demonic ground »). En effet Emma semble s’adonner à son propre cri, et l’utiliser, au même titre que le chant, comme attirail servant à sa propre expression, comme pour les enfants auxquels fait face Minari, comme moyen d’intimidation face au corps institutionnel, mais également comme mode de transgression jouissif d’un ordre genré qui chosifie autant qu’il fantasme le cri des femmes comme l’écrit Hélène Cixous : « Cri, expulsion vocale, jaculation sonore sont 287 Marion Minari, « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue », Topique, vol. 4, no. 129, 2014, pp. 135–142. 288 Marion Minari, « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue », 137. 236 autant de manifestations vocales qui ne semblent pas être de l’ordre de l’articulation langagière et sur lesquels un interdit est tombé ».289 Étroitement lié à la jouissance autant qu’à la douleur extrême, Minari nous rappelle qu’il y a bien des normes sociales et culturelles qui cadrent la voix et dictent les plaisirs qu’elle peut apporter.290 C’est de ces normes qu’Emma se joue en confrontant son entourage à « l’insupportable du cri » (138) laissant entendre à la fois sa douleur et sa jouissance au-delà des limites du langage. Dans cette scène, où l’auteure semble jouer avec ces deux potentialités vocales du cri, Emma donne cours à celle de l’enchantement, du plaisir qu’il peut procurer à être émis et à être entendu. Intervenant quelques pages après le chant d’Emma, ici le cri nous parvient dans sa potentialité musicale et vocale que creusent plusieurs genres musicaux dont bien évidemment, le blues évoqué plus tôt. Certaines chanteuses et chanteurs sont connus pour leur capacité à enchanter par leur cri-chanté, on pense au holler de la chanteuse gospel Shirley Caesar aux cris d’une Janis Joplin ou à la black voice du death metal. Comme l’indique Minari, « Pour chanter, il faut avoir été enchanté : ainsi le cri pourrait se moduler nous pourrions percevoir une dimension de séduction dans cet enchantement ».291 C’est grâce au personnage de Flore que nous avons accès aux jouissances que procure ce cri qui tout à coup dévoile la voix qui pour Lacan demeure, en tant qu’elle est soumise aux lois du langage « voilée par la parole qu’elle porte ».292 C’est en se tournant vers le cri du nourrisson que Minari explore 289 Cixous, « Le Rire de la Méduse », 137. 290 Minari, « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue », 138. 291 Minari, « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue »,140. 292 Minari, « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue », 149. 237 les possibles de l’enchantement du cri. Évoquant la possible séduction du nourrisson lors du premier cri, ce « oui » originaire comme ce qui invoque le nourrisson « à advenir ».293 La psychanalyse rappelle qu’en tant qu’invitation au plaisir, la voix peut faire une injonction à la jouissance, une injonction qui doit être oubliée pour que la voix de l’Autre n’envahisse pas le sujet. Le Livre d’Emma met en scène une telle invasion. À mesure que se développe l'intrigue, Flore est envahie par la voix dont elle est chargée de traduire les mots précisément parce qu’il lui est impossible de se borner à cette simple traduction. Elle ne peut pas seulement traduire les mots des mots, mais se voit dans l’obligation de traduire la vie, l’histoire d’Emma, son île. Le parcours que suit Flore dans le développement narratif du roman est semblable à celui nourrisson. Il a à voir avec un encouragement à devenir autrement, à faire l’expérience de sa conscience, de son corps de son histoire, de savoirs au-delà des limites institutionnelles, et du récit dominant auxquelles elle a appris à s’identifier. 2.3 : Anaïse/Frida entre pouvoir de l’érotisme et désir de justice homicide Dans Bodyminds Reimagined, Samy Schalk remarque que dans le texte littéraire spéculatif écrit par des femmes de la diaspora noire, la dimension magique est souvent utilisée comme une forme d’interaction érotique. Le rapport lwa/dévot/e est aussi un rapport érotique. Les dévot/es s’envisagent souvent comme étant dans une relation amoureuse avec leur lwa. Ezili Freda, déesse de l’amour, a d’ailleurs la particularité paradoxale de parfois exiger le célibat de la part de ses serviteur/servantes. Dans le cas de 293 Minari, « Le spectre de l’écoute, du diabolus in musica à la note bleue »,140. 238 Fado, Mars fait une grande part à la dimension érotique de la magie transcorporelle. Par sa métamorphose au caractère spéculatif, permise par le vocal, d’Anaïse en Frida, métamorphose qui prend place à la suite de son divorce, Anaïse connaît une transformation singulière qui prend d’abord la forme d’une libération sexuelle. Nouvellement épanouie, Anaïse/Frida connaît enfin l’extase, en dehors des carcans hétéronormatifs où le rapport sexuel n’était pour elle qu’une manière de “faire son devoir”. La métamorphose d’Anaïse/Frida prend donc la forme d’une réaffirmation de sa sexualité et de son droit au plaisir et au désir qui rappelle les remarques d’Audre Lorde dans « Uses of the Erotic: The Erotic as Power ». Dans cet article, Lorde dénonce la manière dont l’érotisme est envisagé comme dégradant pour les femmes dans la pensée masculiniste, et envisage la suppression de l’érotisme comme un outil de domination. Pour Lorde, l’érotisme est une forme essentielle d’orientation de vie pour l'individu et la suppression de l’érotisme prive les femmes d’un pouvoir libératoire capital : L’érotisme offre un source de force ressourçante et provocatrice à la femme qui ne craint pas sa révélation et ne succombe pas à la croyance que la sensation se suffit à elle-même. (...) L’érotisme est une mesure entre le début de notre sensation d’être et le chaos de nos émotions les plus fortes. C’est une sensation de satisfaction interne, dont on sait, une fois qu’on en a fait l’expérience, qu’on peut y aspirer. (The erotic offers a well of replenishing and provocative force to the woman who does not fear its revelation, nor succumb to the belief that sensation is enough. The erotic is a measure between the beginnings of our sense of self and the chaos 239 of our strongest feelings. It is an internal sense of satisfaction to which, once we have experienced it, we know we can aspire.) Sous la plume de Lorde, l’érotisme prend les atours d’Ezili, qui est à la fois, comme le propose Karen McCarthy Brown, un miroir et une carte, dans le sens où elle fonctionne à la fois comme un moyen d’éprouver son identité, et comme une orientation vers une autonomie et une complétude émotionnelle. Celles-ci sont en effet répertoriées dans l’expérience de possession de transe de ce lwa comme on a pu le voir dans la transcription de l’épiphanie de Strongman. Une émotion similaire se dégage de l’expérience décrite par Maya Deren, lorsque l’esprit d’Ezili Freda monte en elle. Comme cela arrive quelquefois dans mes rêves, je peux aussi m’observer moi- même, je peux noter avec plaisir comment la bordure ample de ma jupe joue avec les rythmes, je peux observer, comme dans un miroir, comment le sourire commence avec l’assouplissement des lèvres, s’étend imperceptiblement en une radiance qui, sans aucun doute, est plus belle que toutes celles que j’ai vues auparavant. As sometimes in dreams, so here I can observe myself, can note with pleasure how the full hem of my white skirt plays with the rhythms, can watch, as if in a mirror, how the smile begins with the softening of lips, spreads imperceptibly into a radiance which, surely, is lovelier than any I have ever seen. Le tout début de la libération sexuelle que connait Anaïse/Frida fait écho à la description de l’érotisme de Lorde et de la fulgurante beauté érotique de la possession par Ezili Freda répertoriée par Deren. La transformation d’Anaïse en Frida se pose avant tout 240 en terme érotique. Le roman s’ouvre juste après les ébats de Anaïse et Léo, et le nouveau pouvoir érotique d’Anaïse est tout d’abord décrit par les sous-vêtements en dentelle : « Et mes sous-vêtements, toute cette dentelle que j’avais auparavant en horreur. L’ivresse en filigrane rouge de mes culottes, l’indigo vertigineux de mes soutien-gorge. Léo sait que je l’attends toujours, désirant son désir » (14). Les filigranes rouges évoquent à la fois l’ivresse de la dentelle et de l’écriture. Bien que la métamorphose de Anaïse en Frida soit soudaine, comme l’est son appétit du désir de Léo, elle trouve son origine avant la métamorphose même, dans ce qui était la frustration sexuelle d’Anaïse en tant qu’épouse, et prend forme par le vocal : « Comme ma sueur, Frida glisse enfin de mes pores d’où elle veillait depuis longtemps, d’où elle me vivait, me consumait. Je lui donne voix. Je lui érige quatre murs où exister, je la légitime » (15). Pourtant, la dimension libératoire côtoie très tôt dans le texte une dimension mortifère qui est déjà perceptible dans le fait que Anaïse/Frida et Léo sont unis dans l’acte charnel mais séparé par la teneur du secret, celui entre autres de la métamorphose d’Anaïse, que ne soupçonne pas et qu’Anaïse/Frida entretient : « Je suis Frida...des fois, selon les jours. Mais cela tu ne le comprendrais pas Léo...une histoire qui m’échappe à moi-même. Me dépasse » (14). Ce secret n’est pas le seul qu’Anaïse garde. Elle n’a également rien dit à Léo des violences qui ont marqué son entrée dans la sexualité analysées dans le premier chapitre de cette dissertation. L’érotisme développée par Anaïse lors de sa métamorphose a un aspect libératoire, elle semble s’épanouir avant tout dans le plaisir du pouvoir qu’elle exerce sur Léo. Il s’agit donc d’une libération qui se fait toujours dans le cadre du regard masculin même si le nouveau contrôle de Frida/Anaïse en redéfinit les termes. Anaïse/Frida envisage sa relation érotique avec Léo comme une relation « A la vie, à la mort » (21). 241 Similairement aux exigences d’Ezili Freda, il est clair dès le début du roman que pour Anaïse/Frida l’éventualité d’être abandonnée une seconde fois comporte un risque mortel. L’homicide/suicide est préfiguré dans l’une des scènes les plus explicitement érotique et sadomasochiste du roman, qui suit les menaces que fait Anaïse/Frida. Celle-ci exerce son pouvoir sur Léo en le menaçant de révéler à sa femme que leur mariage n’est pas valable puisqu’il n’avait pas encore divorcé d’Anaïse quand il s’est marié avec elle. Léo me hait tellement en cet instant que la lumière de la chambre en frémit. Il s’écarte de moi et bouscule d’un violent coup de pied le tabouret devant ma coiffeuse. Il est à la fois Léo et un homme que je ne connais pas. L’angoisse de le découvrir. Cette boule entre mes deux seins. Les secondes à m’affoler. Sa main qui s’abat violemment sur ma bouche. La gifle me surprend, Léo ne m’avait jamais frappée avant. J’aime sa colère. Sa rage me prend au sexe. Dans la même seconde ma main part. Je le gifle à mon tour. Une fois, deux fois, en criant, tout mon corps secoué d’un tremblement incontrôlable. Il m’attrape par les épaules et me pousse brutalement. Je titube et tombe sur le lit en l’entraînant dans ma chute. Le soupir du tissu déchiré de la chemise. Nous nous faisons mal. Nous nous mordons. Il essaye de couvrir mes lèvres des siennes, je me dérobe à son baiser. L’intensité de notre désir nous désempare. Nos mains délirent. Le fado pleure nos larmes. Tu vois… Léo… C’est ainsi que je te veux…toujours. Je veux mordre la vie en toi... la mordre jusqu'au sang…(...) aime-moi jusqu'au bout de la folie, comme Frida te l'a appris. (54) Dans l’un des rares passages où apparaît le plaisir physique d’Anaïse, celui-ci est lié à la colère de Léo et à la gifle qu’il lui donne. La rythmicité du passage est particulièrement 242 frappante avec sa succession de phrases courtes, la mise en avant des sensations avec le soupir du tissu déchiré qui communique la fulgurance du désir, du plaisir et de la colère entremêlés dans une circulation entre Frida et Anaïse suggérée par le texte. La composante sadomasochiste prend cependant une connotation inquiétante à la fin du passage avec les phrases « Je veux mordre la vie en toi, la mordre jusqu’au sang » ainsi que « aime-moi jusqu’au bout de la folie, comme Frda te l’a appris ». Parallèlement à cela, avec le personnage de Felicia, Kettly Mars semble par ailleurs reconfigurer le phénomène connu de dissociation psychique chez les personnes ayant vécu des violences sexuelles dans le cadre de l’état d'altération de la conscience du zombi, qui contrairement à l’initi/é, n’est rempli que d’un vide mortifère après la capture de son gwobonnanj. La mort immense qu’elle a vu dans le regard de son père la hante encore, toujours. Elle ne peut se défaire de ce grand vide qui lui est resté collé au corps depuis ce jour-là. La perte de ses repères essentiels qui fait qu’elle peut tout subir, tout supporter sans ressentir de douleur. Son bonheur est avec celui de son père, sur un bois fouillé, au fond de la mer de Port-à-l’Ecu. Et les hommes ont beau tourmenter son corps, lui mordre la peau, l’étouffer sous leur poids, elle ne ressent plus rien. Ici la vulnérabilité de Felicia et son exploitation sexuelle au Bony’s prennent les traits d’une zombification signalée par « la mort immense » dans son regard, mais également son corps « sans organes », défait de ses aptitudes sensorielles, un syndrome lui aussi répertorié chez les victimes d’esclavage sexuel. La potentialité libératoire de la libération sexuelle d’Anaïse/Frida est donc mitigée tôt dans le texte par la configuration du désir 243 masculin sur laquelle elle semble reposer, et par le fait qu’elle semble orientée par un besoin de reproduire le trauma sexuel subi dans une situation où la victime a l'impression d’avoir cette fois-ci le contrôle. Si cette réaction est elle aussi très souvent répertoriée chez les victimes de violences sexuelles et explique les conduites à risque accompagnées de syndrome de dissociation, comme le texte le suggère, ce contrôle se révèle rapidement illusoire et ces mises en situation visant à subir de nouvelles victimisations dans un cadre différent peuvent s'avérer dangereuses pour l’équilibre psychique de ces personnes. Bien qu’il ne s’agisse que d’une lecture partielle, il est possible de faire une lecture du personnage d’Anaïse/Frida en ces termes, ou, à la suite de son divorce, ses expériences traumatiques sont réactivées via ses expérimentations sexuelles qui l’amène à un basculement psychique quand elle tombe enceinte, une limite infranchissable pour elle psychiquement parlant. 244 Conclusion : L’« Ad-Libitum » du texte èziliphonique : entre incorporations vocales transcendantes et zombifications En musique, l’ad-libitum, souvent désigné sous la forme de l’ad-lib, désigne « le caractère facultatif d'une partie vocale ou instrumentale » ou encore « la liberté de mouvement laissée à l'exécutant dans un passage ». Par extension, dans la pratique de la chanson, indiqué sur une « grille », la mention ad-lib indique que la partie désignée, souvent une série d’accords finaux qui va de pair avec la répétition d’une séquence de paroles, peut être répétée à volonté. Pour mes remarques conclusives, je souhaite m’inscrire dans cette polysémie de l’ad-lib, qui dans son sens premier signale une liberté de mouvement, la sortie d’un cadre prédéfini, la liberté d’une expressivité déployée à l’infini, et de l’autre, un ad-lib qui signale la répétition sempiternelle, un ad-lib dont on serait la victime, le cycle infernal. Les fins de ces trois textes èziliphoniques semblent tous les trois se placer dans cette dissonance, en convoquant à la fois la transcendance permise par la transcorporalité vodou, mais également la répétition sempiternelle et mortifère de la zombification au moyen des métamorphoses vocales. Dans La Danse sur le volcan, bien que la lectrice qui s’est identifiée et attachée à Minette garde souvent en mémoire la fin à la fois tragique et emblématique de Minette, comme le montre la tendance de la critique littéraire à considérer la mort de Minette comme la fin du roman, c’est en fait une figure autrement dissonante qui ponctue le récit. Le roman finit en effet par la description de la détresse sanguinaire de Jean-Baptiste Lapointe, corollaire hanté de Minette et Joseph Ogé, que la mort-en-chantant de Minette semble avoir projeté dans une zombification sans retour : 245 Le jour même (de la mort de Minette), il rentrait à Arcahaie. En apprenant qu’une conspiration avait été ourdie contre lui, il sauta sur l’occasion et fit arrêter les conjurés. De ses propres mains, il égorgea trente blancs sans un simulacre de jugement puis il s’embarqua à bord d’un voilier avec les autres coupables. Sur un échafaud vite dressé, il trancha encore vingt têtes sans une hésitation. Sa chemise, ses bras, sa culotte étaient maculés de sang et de lambeaux de chair. Il était transformé en horrible boucher. Sa triste besogne achevée, il regarda ses mains, puis éclata d’un rire qui sembla infernal aux hommes qui l’avaient accompagné. Deux jours après, à l’exemple des planteurs blancs et mulâtres esclavagistes, il livrait l’Arcahaie aux Anglais.294 La phrase « il était transformé en horrible boucher » indique le champ sémantique de la métamorphose, tandis que son « rire infernal » semble indiquer que l’état de conscience de Lapointe est altéré. Ici, il est intéressant de remarquer que Vieux-Chauvet semble reconfigurer la folie comme métaphore, souvent associée au personnage féminin, sous les traits d’une « hystérie » sanguinaire masculine, avec son portrait troublant de Jean- Baptiste Lapointe qui est placé dans un entre soi masculin par « les hommes qui l’avaient accompagné ». Vieux-Chauvet déplace la folie assignée au personnage littéraire féminin du côté du discours masculiniste racialisé et interroge en même temps la rationalité qu’il affecte. Le positionnement de cette figuration zombifiée articulée au pouvoir politique et à la trahison nationale n’est pas un hasard. Elle semble commenter l’année de parution du livre, 1957, qui marque l'accès de Duvalier au pouvoir. Elle questionne l’ad-lib infernal 294 Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, 376. 246 des séquences politiques haïtiennes, qui, au même titre que d’autres sociétés post- esclavagistes, voient se reproduire les paradigmes d’ingérence et d’exploitation internationale et de corruptions internes. L'itinérance du « je » dans Le Livre d’Emma est déployé dans toute sa poétique dans les dernières lignes du roman. La subjectivité décrite dans ces lignes semble être une subjectivité duelle, formée à la fois de Flore et d’Emma, Flore semblant avoir complètement incorporé sa voix : Le lit est est-il un navire ? Un négrier ? Qui était cet homme ? Où me conduisait- il ? Défaillante, j’ai ouvert les yeux et découvert Emma, à mes côtés. Elle me dévisageait, comme en ce premier jour dans la chambre aux murs verts de l’hôpital. Comment dire son regard immobile, son regard de statue dans ce visage étroit ? J’ai éprouvé alors une envie irrésistible d’embrasser Emma, tandis que du plus profond de mon être surgissait une allégresse qui me vidait, s'emplissait et me commandait de ne plus penser, je ne désirais rien d’autre que ce bref instant, ce corps contre le mien. Rivés sur moi, les yeux d’Emma me disaient le contraire : hume avec plaisir son odeur, apprends à te nicher au creux de son bras, à imprégner ton corps du souvenir de cette houle, tout simplement apprends ton nom de femme avant celui de Négresse.295 La fonction érotique du spéculatif est particulièrement frappante dans cet extrait dont le théâtre est le lit de Nicolas. La dimension spéculative permet de défamiliariser les paramètres de l’acte hétérosexuel. Dans cet acte érotique, Flore semble faire l’amour tout 295 Agnant, Le Livre d’Emma, 184. 247 autant avec son partenaire qu’avec Emma, qui est « à ses côtés » et qu’elle a envie d’embrasser. Le passage semble ainsi décrire un acte sexuel à trois en même temps qu’il signale la transe de possession au travers de la « défaillance » de Flore. Sa désorientation permet une itinérance temporelle géographique et spatiale typique de de la transcorporalité vodou où Flore/Emma est à la fois dans un bateau négrier dans une traversée du passage du milieu, au Canada dans la clinique où a séjourné Emma et dans le lit de Nickolas. L’Ad-lib proposée dans le texte se situe toujours dans une dialectique entre une zombification suggérée par la malédiction dont Flore est potentiellement porteuse évoquée par le terme « Négresse » qui ponctue le texte, et la possibilité d’une transcendance de cette malédiction vocalisée, notamment grâce à une récupération de ce terme qui en ouvrirait les possibles réalisés et réalisables dans l’entité formée par Flore/Emma. Les fins successives des narrations de Frida puis d’Anaïse, semblent quant à elles travaille une ambiguïté fructueuse entre zombification et transcendance vocales jamais résolues. Il y a d’abord la fin du monologue intérieur de Frida qui termine le trente- deuxième chapitre de Fado : Frida, le cœur battant, a servi un dernier café à Bony. Le café de l’adieu. En signe de paix avec elle-même, mais aussi pour affirmer son combat, planter ses nouvelles dents dans le fruit de la vie. Bony ne s’attendait pas à la voir et en fut heureux. C’était bien là sa Frida, sa maîtresse-femme que n’émouvaient pas les petites mesquineries, les jalousies à n’en plus finir des femelles. Il voulait que le 248 monde entier soit heureux et paisible en cet instant. Une douce lassitude relâchait ses traits et ses membres, l’indolence du corps rassasié. Il but le café que Frida lui présenta, jusqu’à la dernière goutte, en aspirant fort pour faire glisser sur sa langue les grains de sucre restés au fond de la tasse. Frida l’observe mais elle n’est déjà plus là. Elle ne sait si l’acte qu’elle a posé est une victoire ou défaite. La nuit va bientôt tomber. Elle s’en va dans un instant avec Felicia refaire à l’envers la route de la mère, jusqu’à Port-à-l’Écu.296 Ces lignes sont immédiatement suivies du trente-troisième et dernier chapitre et du monologue d’Anaïse/Frida qui finit avec ces lignes : J'ai servi son café bien chaud à Léo. Il l'a bu par petites gorgées, en plissant les yeux, comme à son habitude. Les bruits mous de ses lèvres et de sa langue me sont parvenus de très loin. En le regardant siroter son café, j'ai franchi une frontière. Je ne trouvais à la fois sous ma galerie et mes fougères et dans un ailleurs bleu, délivrée du poids de mon corps. Léo a ensuite pris ses cachets avec un peu d'eau glacée, il aime boire de l'eau bien froide après son café chaud. Il s'est ensuite allongé sur le divan en soupirant profondément. Il semble dormir. J’ai mis un fado en sourdine. Amalia, entre nous deux, vocalise une éternité de larmes. Je n’ai pourtant pas mal. Pour moi, Léo n’est déjà plus là. Ce qui devait être fait l’a été. Léo se repose un moment avant de disparaître de ma vie pour toujours. Je ferme aussi les yeux. Dernière mes paupières danse le bleu des vagues qui m’emporte vers Port-à-l’Écu. 296 Mars, Fado, 109. 249 Les résonnances sont grandes entre cet extrait et les dernières lignes du Livre d’Emma. On trouve la même textualisation des caractéristiques de la possession de la transe décrites dans le chapitre trois. Comme dans la fin du Livre d’Emma, on trouve dans les deux cas la description d’un corps qui s’allège ou se vide et semble sujet à une sorte d’envol vers la mer : « Frida l’observe mais elle n’est déjà plus là » ; « Je me trouvais à la fois sous ma galerie et mes fougères et dans un ailleurs bleu, délivrée du poids de mon corps ». Dans Fado en particulier, une élévation vers la mer de Port-à-l’Écu rappelle bien sûr la conception de la mort en tant que retour spirituel dans la mer où se trouvent les lwas et le monde spirituel : « Dernière mes paupières danse le bleu des vagues qui m’emporte vers Port-à-l’Écu ». Cela fait bien sûr écho à la mort par suicide d’Emma : Comment cela avait-il pu se produire ? Personne ne le savait. Toutes les portes étaient verrouillées, mais elle était quand même sortie. Elle avait longé la berge, vêtue de sa robe blanche. Elle avait mis son turban mauve qui lui donne cet air de madonne. On avait retrouvé la robe, elle flottait sur l'eau, et la jupe gonflait comme une méduse. (...) son âme a rejoint le fleuve pour entreprendre le voyage de retour.297 Dans Fado, avec ces deux extraits qui se font échos, Mars reconfigure la figure des femmes esclaves devenues marronnes qui empoisonnèrent leurs maîtres pendant les soulèvements de Makendal dans les années 1740, dans le cadre de la domesticité patriarcale contemporaine dans laquelle les femmes haïtiennes se trouvent assujetties. Comme Nickolas et le Dr. MacLeod dans le Livre d’Emma, Léo et Bony semblent être passés complètement à côté de qui sont Anaïse/Frida, mais aussi, et peut-être surtout, de 297 Agnant, Le Livre d’Emma, 180–181. 250 la même façon que les colons de Saint-Domingue, ils sont passés complètement à côté de la profondeur de leur rage à leur égard. Le texte souligne ce contraste de manière presque humoristique, en marquant le contentement béat de Léo et Bony, à qui Frida/Anaïse servent un café fatal : « Une douce lassitude relâchait ses traits et ses membres », « Il s'est ensuite allongé sur le divan en soupirant profondément ». Au-delà de la portée (a)morale de ce geste que le texte lui-même souligne (« Elle ne sait si l’acte qu’elle a posé est une victoire ou défaite »), ces fins en échos, où « ce qui devait être fait l’a été » constituent, via leurs matérialité textuelles, certainement l’un des rares espaces où, comme dans la lamentation en boucle d’Amalia Rodrigues qui « vocalise une éternité de larmes », peuvent résonner, ad-libitum, la rage des femmes haïtiennes, et l’ampleur de leurs pertes. Tels ces ad-libs dissonants, dans le texte èziliphonique, la figuration vocale èzilienne transcorporelle matérialisée et retracée par le texte, comme dans la pratique spirituelle, se propage, résonne du point de vue symbolique, tant par ses échos harmonieux que par ses dissonances, grâce à la matérialité textuelle. Comme dans le rituel qui met en jeu la croyance même, cette textualisation ritualisée presse contre le sens tout en le soulignant. 251 Bibliography Œuvres Littéraires : Corpus Analysé Agnant, Marie-Célie. Le Livre d’Emma: Roman. Paris : Vents d’ailleurs, 2004. Mars, Kettly. Fado: roman. Paris : Mercure de France, 2008. Vieux-Chauvet, Marie, La Danse sur le volcan. Paris: Plon, 1957; Paris / Léchelle: Maisonneuve & Larose / Emina Soleil, 2004 (réédition avec une préface de Catherine Hermary-Vieille); Léchelle: Zellige, 2008, 2009; Port-au-Prince: L’Imprimeur, 2016 (avec une préface de Lyonel Trouillot). Œuvres Citées Agnant, Marie-Célie. La Dot de Sara. 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